Jurisprudence
Marques

Annulation de la marque SAINTEM, désignant les vins, pour atteinte à l’AOP « Saint-Émilion »

PIBD 1248-III-2
INPI, 4 avril 2025

Demande en nullité de la marque - Recevabilité (oui) - Prescription quinquennale - Application de la loi dans le temps - Point de départ du délai - Connaissance de cause

Validité de la marque (non) - 1°) Atteinte à un droit antérieur (oui) - AOP - Évocation - 2°) Utilisation légalement interdite (oui) - Non-respect de la règlementation UE

Texte
Marque n° 3 090 228 de la société Denis Durantou
Texte

Un syndicat viticole, également organisme de défense et de gestion de plusieurs appellations d’origine dont l’AOP « Saint-Émilion », a formé avec l’INAO, le 24 avril 2024, une demande en nullité de la marque SAINTEM qui a été déposée le 21 mars 2001 notamment pour les « vins ». Les demandeurs ont invoqué :

          - à titre principal, un motif relatif de nullité : l’atteinte au droit antérieur constitué de l’AOP « Saint- Émilion » ;

          - à titre secondaire, un motif absolu : l’utilisation d’un signe qui est légalement interdite au regard de la réglementation européenne sur les appellations d’origine et les indications géographiques.

Le titulaire de la marque a soulevé l’irrecevabilité de la demande en nullité pour cause de prescription.

1- Sur la prescription :

Ce moyen de défense doit être rejeté.

L’article L. 716-2-6 du CPI, créé par l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, dispose que l'action ou la demande en nullité d'une marque n'est soumise à aucun délai de prescription[1]. Selon la jurisprudence, cet article n’est cependant pas applicable à une action en nullité de marque lorsque la prescription quinquennale de droit commun, prévue par l’article 2224 du Code civil, était déjà acquise lors de l’entrée en vigueur, le 24 mai 2019, de la loi Pacte[2]. Le délai de prescription court à compter du jour où le demandeur a eu ou aurait dû avoir connaissance de l'existence de la marque, et, ainsi, du fait lui permettant d'exercer l'action en nullité.

En l’espèce, il n’est pas démontré que les demandeurs ont eu ou aurait dû avoir connaissance de l’existence de la marque SAINTEM plus de cinq avant le 24 mai 2019. Les demandeurs précisent notamment qu’ils n’effectuaient aucune surveillance de marques à l’époque du dépôt de la marque contestée, ce que les éléments fournis par le titulaire de la marque ne viennent pas contredire. Ils affirment avoir découvert son existence dans le cadre de recherches plus tardives effectuées sur les bases, en détectant la marque internationale SAINTEM dont l’enregistrement a été publié le 29 octobre 2015.

Concernant la connaissance de la marque SAINTEM par le syndicat viticole codemandeur, le titulaire démontre qu’une société coopérative agricole et son directeur général de l’époque ont eu connaissance de la marque contestée dès 2008, cette société ayant intenté une action en déchéance de la marque pour défaut d’exploitation[3]. Cependant, il ne peut être déduit du fait que ce dirigeant a également été vice-président du syndicat viticole que ce dernier aurait été informé de l’existence de la marque, à supposer même que le dirigeant n’ait été tenu à aucune obligation de confidentialité dans le cadre de ses fonctions. Par ailleurs, le litige en déchéance n’avait aucune incidence sur les missions et intérêts du syndicat, de sorte qu’il n’est pas avéré qu’il en était informé ou devait l’être.

Enfin, si le titulaire de la marque SAINTEM établit qu’il a adressé à un organisme de contrôle, travaillant sous tutelle de l’INAO, des déclarations de conditionnement datées de 2009 à 2014, concernant des lots de bouteilles de vin AOC « Saint-Émilion grand cru », désignés notamment sous la marque contestée, cette circonstance ne saurait suffire à démontrer que l’INAO était ou aurait dû être informé de l’existence de cette marque dès 2009.

Ainsi, il doit être considéré que la prescription de la demande en nullité de la marque SAINTEM n’était pas acquise à la date d’entrée en vigueur de la loi Pacte. Cette demande n’est donc soumise à aucun délai de prescription, en application du nouvel article L. 716-2-6 du CPI.

2- Sur le fond :

S’agissant du motif relatif de nullité invoqué par les demandeurs sur le fondement de l’article L. 711-4 du CPI, dans sa version applicable en l’espèce, il est démontré que la marque SAINTEM porte atteinte à l’AOP antérieure « Saint-Émilion » en ce qu’elle constitue l’évocation de cette appellation au sens de l’article 118 quaterdecies du règlement (CE) n° 1234/2007, tel que modifié.

En effet, une incorporation partielle de l’AOP « Saint-Émilion » dans le signe « Saintem », dans une proportion significative, peut être relevée. Compte tenu des ressemblances entre les signes sur les plans visuel et phonétique (séquences identiques successives « SAINT » et « EM »), ainsi que de l’identité des produits en présence, le signe contesté (qui peut faire penser à une forme abrégée de « Saint-Émilion ») apparaît de nature à créer un lien suffisamment direct et univoque avec l’AOP pour que le consommateur concerné ait directement à l’esprit, comme image de référence, le produit bénéficiant de la dénomination protégée.

Un tel lien apparaît d’autant plus immédiat et évident que ce produit jouit d’une forte notoriété, notamment en France, et ce depuis une période antérieure au dépôt de la marque.

Le fait que les produits vendus sous la marque SAINTEM seraient, selon son titulaire, des vins bénéficiant de l’AOP « Saint-Émilion » est sans incidence. L’appréciation du bien-fondé d’une demande en nullité de marque doit en effet s’effectuer en prenant en considération les produits tels que désignés à l’enregistrement, lesquels, en l’occurrence, sont des « vins ». En tout état de cause, la cour d’appel de Paris[4] a jugé que toute « forme imitante ou évocatrice » d’une AOP est interdite, « y compris pour un vin bénéficiant de ladite appellation ».

S’agissant du motif absolu de nullité invoqué, sous l’empire de la loi du 1er juillet 1992, le CPI ne prévoyait pas de motif autonome d’invalidation d’une marque contrevenant aux législations relatives à la protection des indications géographiques, la jurisprudence[5] a toutefois admis qu’un tel dépôt ne pouvait être adopté dès lors que l’utilisation du signe était « légalement interdite » au sens de l’article L. 711-3 b)[6].

En l’espèce, comme il a été vu précédemment, la marque SAINTEM, appliquée aux produits qu’elle désigne, constitue une « évocation » de l’AOP « Saint-Émilion » en vertu de la réglementation de l’Union européenne relative à la protection des AOP viticoles. L’utilisation de cette marque est donc légalement interdite en ce qu’elle contrevient à cette réglementation.

En conséquence, la marque contestée doit être déclarée nulle pour l’intégralité des produits qu’elle désigne, sur les deux fondements susvisés.

Décision INPI, 4 avril 2025, NL 24-0071 (NL20240071)
Conseil des vins de Saint-
Émilion et Institut national de l’origine et de la qualité (INAO) c. Denis Durantou SARL

[1] L’imprescriptibilité de l’action en nullité de la marque a d’abord été prévue par la loi « Pacte » n° 2019-486 du 22 mai 2019 (art. 124, I, 8°) qui a inséré dans le CPI un article L. 714-3-1. Ce dernier a ensuite été abrogé par l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 qui a intégré le principe d’imprescriptibilité à l’article L 716-2-6.

[2] Sur la question de l’application de la loi dans le temps concernant l’imprescriptibilité de la demande en nullité d’une marque, voir également dans le même sens : CA Paris, pôle 5, 2e ch., 7 févr. 2025, Association des producteurs d'agneau de pré-salé de la baie du Mont Saint-Michel et de l'ouest Cotentin et al. c. Organisme de défense et de gestion de l’AOP « Prés-Salés du Mont Saint-Michel » et al., 23/15170 (M20250039 ; PIBD 2025, 1244, III-3) ; CA Bordeaux, 1re ch. civ., 8 oct. 2024, Domaines de Peyronie SCEA c. INAO et al., 22/00403 (M20240249 ; PIBD 2024, 1238, III-2) ; CA Bordeaux, 1re ch. civ., 8 oct.2024, Agence Immobilière L’Occitane SARL c. INPI et al., 23/03455 (M20240241 ; PIBD 2024, 1237, III-2) ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 15 mars 2024, VF International SAGL et al. c. Super Brand Licencing SAS et al., 21/21118 (M20240072 ; PIBD 2024, 1227, III-3 ; D, 10, 13 mars 2025, Panorama : droit des marques (janv. 2024-déc. 2024), p. 460, J. Douillard ; D, 35, 10 oct. 2024, p. 1723, Application de l'imprescriptiblité des actions en annulation des titres nationaux de propriété industrielle : perd-on le Nord ?, M. Dhenne ; D Actu., 29 avr. 2024, G. Vedel ; Legipresse, 2024, 636, C. Piedoie). Cette dernière décision est accompagnée d’une note-bas-de page citant des décisions antérieures statuant également dans le même sens. La jurisprudence des juges du fond semble homogène sur le sujet, même si deux décisions ont retenu, pour déterminer si la prescription quinquennale de droit commun était acquise à la date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions instituant l’imprescriptibilité, la date d’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2019-1169 et non celle de la loi Pacte (CA Bordeaux, 1re ch. civ., 8 oct.2024, 23/03455, v. supra ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 29 nov. 2023, 21/18088, citée sous CA Paris, pôle 5, 2e ch., 15 mars 2024, 21/21118, v. supra). Pour un regard critique sur cette jurisprudence, se reporter notamment à l’article de Matthieu Dhenne précité.

[3] Le litige en déchéance des droits de la société Denis Durantou sur la marque SAINTEM n° 3 090 228, qui a été initié le 6 juin 2008 dans le cadre d'une autre affaire par la société coopérative agricole Union des Producteurs de Saint Émilion, a fait l’objet d’une longue procédure. Si la société coopérative agricole a obtenu gain de cause en première et deuxième instance, l’arrêt d’appel a été cassé (Cass. com., 12 juin 2012, 11-21.723 ; M20120322 ; PIBD 2012, 968, III-580). L’arrêt de renvoi, qui a lui aussi retenu la déchéance de la marque, a été cassé à son tour sur ce point (Cass. com., 12 mai 2015, 14-14648 ; M20150182 ; PIBD 2015, 1031, III-495). De son côté, le syndicat Conseil des vins de Saint-Émilion, qui est demandeur dans le présent litige en nullité de la marque SAINTEM, a formé une demande en déchéance le 8 avril 2021. L’INPI a prononcé la déchéance de la marque pour tous les produits et services visés (bières, vins, publicités). La cour d’appel de Bordeaux a annulé cette décision mais uniquement concernant les produits enregistrés en classe 33, à savoir les vins (CA Bordeaux, 1re ch. civ., 13 févr. 2024, 22/04928 ; M20240042).

[4] CA Paris, pôle 5, 2e ch., 26 mai 2023, INAO et al. c. Newrhône Millésimes SAS, 21/09232 (M20230066 ; PIBD 2023, 1210, III-5, avec une note de N. Gauthier Rougon).

[5] cf. décision citée : CA Lyon, 1re ch. civ., 10 mai 2007, Aoste Libre Service Prétranché SNC c. INPI, 06/03212 (M20070241 ; PIBD 2007, 856, III-482).

[6] Le motif de nullité invoqué a été transféré par l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 à l’article L. 711-2, 7°, du CPI. Par ailleurs, l’ordonnance a prévu, au 9° de cet article, qu’est susceptible d’être déclarée nulle « une marque exclue de l'enregistrement en vertu de la législation nationale, du droit de l'Union européenne ou d'accords internationaux auxquels la France ou l'Union sont parties, qui prévoient la protection des appellations d'origine et des indications géographiques, des mentions traditionnelles pour les vins et des spécialités traditionnelles garanties ».