Compétence du juge français pour statuer sur des actes de contrefaçon d’un brevet européen commis par des sociétés étrangères hors de France

Cass. 1re civ., 29 juin 2022

Action en contrefaçon du brevet européen - Actes incriminés commis à l’étranger - Compétence internationale - Compétence de la juridiction française - 1) À l’égard du défendeur domicilié dans un autre pays de l’UE - Droit de l’UE - Pluralité de défendeurs - Lieu du domicile d’un des défendeurs - Lien de connexité entre les demandes - 2) À l’égard du défendeur domicilié hors de l’UE - Compétence dérogatoire fondée sur la nationalité française du demandeur

Texte

Une société française a assigné devant le juge français une société anglaise et le fournisseur sud-africain de celle-ci, ainsi que deux sociétés françaises qui revendent leurs produits, en invoquant des actes de contrefaçon de son brevet européen portant sur une roue de véhicule, qui auraient été commis en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne.

Selon l'article 8, 1) du règlement (UE) n° 1215/2012[1], dit Bruxelles I bis, une personne domiciliée sur le territoire d'un État membre peut aussi être attraite, s'il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l'un d'eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.

La Cour de justice de l’Union européenne a dit, dans son arrêt Solvay[2], qu'une situation dans laquelle deux ou plusieurs sociétés établies dans différents États membres sont accusées, chacune séparément, dans une procédure pendante devant une juridiction d'un de ces États membres, de contrefaçon à la même partie nationale d'un brevet européen, tel qu'en vigueur dans un autre État membre, en raison d'actes réservés concernant le même produit, est susceptible de conduire à des solutions inconciliables si les causes étaient jugées séparément, au sens de l’article 6, 1) du règlement (CE) n° 44/2001, dit Bruxelles I, rédigé en des termes identiques à l’article 8, 1) du règlement précité.

La cour d’appel a déclaré que les juridictions françaises n’étaient pas compétentes pour connaître des actes de contrefaçon commis par la société anglaise en dehors du territoire français, soit en Grande-Bretagne et en Allemagne. Elle a retenu que les atteintes prétendument portées dans ces deux pays aux parties anglaise et allemande du brevet européen ne relevaient pas de la même situation de droit que celles portées à sa partie française et que les produits incriminés en France et ceux hors du territoire français n’étaient pas les mêmes. Il n'y avait donc pas, selon elle, identité de situation de droit et de fait dans les demandes portant sur des actes de contrefaçon commis sur le territoire français et en dehors de ce territoire, les décisions relatives aux demandes risquant d'être divergentes mais pas inconciliables.

En statuant ainsi, elle a violé l'article 8, 1) du règlement Bruxelles I bis. La société demanderesse invoquait les atteintes portées par les sociétés françaises et la société anglaise, en France, en Allemagne et en Grande Bretagne, aux mêmes parties nationales de son brevet européen, concernant le même produit. Il appartenait donc à la cour d’appel, qui avait retenu la compétence des juridictions françaises pour les actes commis par les sociétés françaises en Allemagne et en Grande Bretagne, de rechercher si le fait de juger séparément les actions en contrefaçon n'était pas susceptible de conduire à des solutions inconciliables.

Il résulte de l’article 14 du Code civil[3] que le demandeur français, dès lors qu'aucun critère ordinaire de compétence n'est réalisé en France, peut valablement saisir le tribunal français qu'il choisit en raison d'un lien de rattachement de l'instance au territoire français, ou, à défaut, selon les exigences d'une bonne administration de la justice.

La cour d’appel a dit que le juge français était incompétent pour connaître des actes commis en dehors du territoire français par la société défenderesse domiciliée en Afrique du Sud. Elle a retenu que la société demanderesse ne démontrait pas la pertinence du rattachement avec l’instance, alors que le juge français n’était pas compétent pour les faits prétendument commis à l'étranger par la société anglaise, dont la société sud-africaine était le fournisseur, et que les juridictions anglaise et allemande étaient compétentes pour juger des prétendus actes de contrefaçon de la partie nationale du brevet litigieux commis sur leurs territoires respectifs. En statuant par des motifs impropres à faire échec à la compétence des juridictions françaises fondée sur la nationalité française de la société demanderesse, la cour d'appel a violé l’article précité.

Cour de cassation, 1re ch. civ., 29 juin 2022, 21-11.085 (B20220060, BLIP, 31 août 2022, note de T. Mollet-Vieville)
Hutchinson SA c. Dal SAS, Global Wheel, L.A. VI. SARLU et. al.
(Cassation partielle CA Paris, pôle 5, 1re ch., 24 nov. 2020, 20/04780, B20200062,
PIBD 2020, 1156, III-1, avec une note de bas de page ; Propr. industr., mars 2021, p. 5, étude Le juge français face à la contrefaçon internationale : une compétence à géométrie variable de A.-C. Chariny)

[1] Sur la question de la compétence des juridictions françaises pour statuer sur une action en contrefaçon en matière de propriété intellectuelle, qui a été intentée à l’encontre de plusieurs défendeurs domiciliés dans différents État membres de l’Union européenne, et l’application, dans cette hypothèse, de l’article 6, 1) du règlement (CE) n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit Bruxelles I) ou de l’article 8, 1) du règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 (dit Bruxelles I bis) l’ayant abrogé, voir les décisions citées sous l’arrêt de la cour d’appel qui a été cassé dans la présente affaire.

[2] CJUE, 3e ch., 12 juill. 2012, Solvay SA c. Honeywell Fluorine Products Europe BV et. al, C‑616/10.

[3] L’article 14 du Code civil dispose notamment que  « L'étranger, même non résidant en France […] pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français. ». Il a été précédemment jugé que ces dispositions n’étaient pas applicables en matière de responsabilité délictuelle. Ainsi, le tribunal de grande instance de Paris s’est déclaré incompétent pour statuer sur une action en contrefaçon de marques françaises intentée par deux sociétés française à l’encontre d’une société américaine, en raison du caractère extra contractuel du litige : « l'article 14 du Code civil qui institue une compétence subsidiaire des juridictions françaises, vise explicitement les actions contractuelles c'est-à-dire celles relatives aux obligations contractées entre un étranger et un français ; le terme contracter vise nécessairement des obligations contenues dans un contrat et non des obligations nées d'un fait dommageable ; or, les demandes de la STF et la société ASO ont un caractère extra-contractuel » (TGI Paris, 3e ch., 1re sect., ord. du JME , 22 sept. 2009, Tour de France SAS et al. c. Andiamo Adventours et al., 08/00051 ; M20090548). Dans la présente affaire, les premiers juges avait également observé que « les dispositions de l'article 14 du code civil, qui concernent l'exécution des obligations contractées en France avec un français par une personne étrangère, ne sont pas applicables au présent litige qui est à l'évidence de nature délictuelle » (TGI Paris, 3e ch., 1re sect., 9 juill. 2018, 18/08284 ; B20200036 ; PIBD 2020, 1146, III-1). La cour d’appel a au contraire dit que « l'article 14 [du Code civil], qui a une portée générale, peut s'appliquer en matière délictuelle ». Mais, elle n’a pas retenu, en l’espèce, la compétence de la juridiction française saisie, estimant non rapportée la preuve d’un rattachement de l'instance au territoire français. Elle se fait sanctionner par le présent arrêt. Dans une affaire moins récente en matière de brevets, la Cour de cassation a approuvé les juges d’appel d’avoir rejeté l’exception d’incompétence soulevée par une société monégasque assignée devant le tribunal de grande instance de Paris en paiement de la rémunération supplémentaire : « ayant relevé qu'aucune convention internationale ou règlement de l'Union européenne n'était applicable, la cour d'appel en a exactement déduit, en l'absence de renonciation de l'inventeur salarié au bénéfice de l'article 14 du Code civil, que la nationalité française de ce dernier suffisait à fonder la compétence de la juridiction française » (Cass. 1re civ., 10 juin 2015, Laboratoire Theramex c. Jacques P, 14/15180 ; B20150044 ; PIBD 2015, 1032, III-518 ; Propr. industr., oct. 2015, p. 28, note de J. Raynard).