Jurisprudence
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Résiliation d’un contrat d’édition, aux torts de l’éditeur, pour manquement à l’obligation d’exploitation et de diffusion des objets textiles créés par la demanderesse

PIBD 1216-III-6
CA Rennes, 20 juin 2023

Cession de droits d’auteur - Qualification du contrat - Interprétation - Commune intention des parties - Contrat cadre - Contrat d’édition

Manquement par l’éditeur à ses obligations contractuelles (oui) - Obligation d’exploitation et de diffusion - Œuvres de commande - Obligation de rendre compte à l’auteur - Situation de dépendance économique - Contrats annexes - Exigence d’un écrit - Obligation d’assurer la défense des droits d’auteur - Atteinte au droit moral - Droit au respect du nom et de l’œuvre - Résiliation du contrat aux torts de l’éditeur (oui)

Préjudice subi par l’auteur - Préjudice économique - Manque à gagner - Perte de revenus suite à la rupture du contrat - Préjudice moral

Texte

Le contrat qui a été conclu entre la demanderesse, créatrice d’objets textiles pour enfants (poupées, pochettes fantaisie, nappes, coussins, sacs...), et la société poursuivie, ayant pour activité la vente de pièces de créateurs dans le secteur de la décoration et des objets pour enfants, est intitulé « contrat cadre de licence ». Il a pour objet d'encadrer les relations entre les parties pour la fabrication et la commercialisation futures des créations de la demanderesse.

Aux termes de ce contrat, la créatrice a cédé à titre exclusif, pendant une durée de dix ans et dans le monde entier, « les droits de reproduction, de diffusion et de commercialisation de ses créations visées dans les contrats annexes ». En contrepartie de cette exclusivité, la société cocontractante s'est engagée « à mettre en œuvre, avec diligence, une exploitation sérieuse et effective de l'activité commerciale attachée au présent contrat et ce, pendant toute la durée de cette exclusivité ».

Ce contrat répond bien à la définition du contrat d'édition au sens de l’article L. 132-1 du CPI, puisqu'il s'agit, pour la créatrice, de céder ses droits de propriété intellectuelle sur les œuvres de l'esprit dont elle est l'auteur, à charge, pour la société, de faire fabriquer les créations en plusieurs exemplaires et d'en assurer la commercialisation et la diffusion. Ce contrat-cadre est indissociable des contrats, d’ailleurs qualifiés de « contrats annexes », qui doivent être ultérieurement conclus à l'occasion de chaque fabrication et commercialisation de nouvelles créations de la demanderesse. Ces contrats ont pour objet de déterminer l'étendue de la cession ainsi que les conditions des reproductions et commercialisations, notamment en fixant, conformément à l'article L. 132-10 du CPI, pour chacune de ces créations, le nombre d'exemplaires lors du premier tirage.

Au demeurant, toutes les pièces du dossier, ainsi que les conclusions de la société défenderesse, démontrent que la commune intention des parties était de soumettre leurs relations contractuelles au régime du contrat d'édition.

Le contrat-cadre d'édition invoqué doit être résilié à compter de la date du courrier de résiliation qui a été adressé par la créatrice à la société défenderesse, celle-ci ayant manqué à ses obligations contractuelles.

La société défenderesse a d’abord failli, en tant qu'éditeur, à son obligation d'exploitation et de diffusion telle que prévue à l'article L. 132-12 du CPI et au contrat-cadre. Le contrat précise notamment que « le concédant s'engage à proposer prioritairement au licencié toutes ses créations qu'il jugera opportun de commercialiser ou d'exploiter ». Il y a lieu de considérer que c'est bien le concédant qui doit juger opportun de commercialiser ses créations. Mais il n’est pas contesté que l’éditeur conserve une liberté de choix éditorial et qu'il n'est pas tenu de fabriquer ni de commercialiser toutes les créations qui lui sont proposées en vertu de l'exclusivité dont il bénéficie. Toutefois, pour les créations ayant fait l'objet d'une commande préalable auprès de l'artiste, l'éditeur ne peut pas décliner son obligation d'édition.

En premier lieu, la créatrice reproche à sa co-contractante de lui avoir commandé de nombreuses nouveautés, qui n'ont finalement pas été éditées, de sorte qu'elle estime avoir travaillé sans aucune contrepartie. Il est avéré qu'au-delà d'un processus de création collaboratif - les parties travaillant habituellement sur les créations dans un cadre concerté -, la société défenderesse a passé à la demanderesse de multiples commandes que celle-ci a honorées et qui auraient dû donner lieu à édition. La société ne peut utilement invoquer sa liberté de choix éditorial et se contenter de prétendre, sans aucune justification, que certaines créations n'ont pas été éditées en raison d'une absence d'intérêt du public, de la complexité de la fabrication ou encore des coûts de production.

En second lieu, l'obligation d'exploitation et de diffusion qui pèse sur l'éditeur l’oblige à assurer, dans un délai raisonnable, la diffusion de l’œuvre et à l'exploiter de manière permanente et suivie. Or, non seulement une proportion très élevée de créations commandées n'a jamais été éditée, mais, encore, certaines créations ont été éditées dans un délai anormalement long (2 ou 3 ans après la création), totalement étranger au processus de création ou de production.

En troisième lieu, il ressort des échanges entre les parties, relatant les questionnements de la demanderesse sur l'exploitation de ses créations, qu'elle était maintenue dans une opacité certaine concernant le sort réservé à celles-ci, alors que l'éditeur a une obligation de rendre des comptes au créateur. Il n’est pas démontré qu’elle a été informée, chaque année, de l'évolution des ventes et de l'état des stocks, ni mise au courant en temps utile, régulièrement et spontanément, des contraintes techniques et budgétaires expliquant que certaines créations n'aient pas été éditées ou avec retard.

En dernier lieu, c'est en contradiction flagrante avec son obligation, légale et contractuelle, d'assurer une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale des œuvres pendant toute la durée de l'exclusivité, que la société défenderesse, en réaction à la mise en demeure adressée par la créatrice, a fait part à celle-ci de sa décision de stopper tout développement des produits la concernant. Cette décision unilatérale de ne plus éditer aucune nouveauté s'analyse, dans un contexte de dépendance économique, notamment du fait de l'exclusivité et du mode de rémunération (pourcentage des ventes), comme une mesure de rétorsion consécutive à la demande de comptes formulée par la créatrice, ce qui caractérise une faute.

La société défenderesse a également manqué à ses obligations en ce qui concerne l'atteinte au droit moral de l’auteur, quand bien même elle ne serait pas elle-même à l'origine de l'erreur invoquée. Il résulte en effet des dispositions légales et contractuelles qu'il lui revenait, en sa qualité d'éditeur, de veiller en toute circonstance à la paternité de la créatrice sur les œuvres dont elle assurait la diffusion. Elle devait ainsi s'assurer que son partenaire commercial, en l'occurrence une société exploitant une plateforme de commerce en ligne, mentionnait bien le nom de la créatrice pour la présentation des produits sur son site. Or, c’est la demanderesse elle-même qui, avec l'aide de son conseil, est intervenue directement auprès de cette société, laquelle a expliqué que les produits avaient été attribués à une autre créatrice à la suite d'une erreur technique. La société défenderesse ne justifie d'aucune démarche pour faire cesser la situation incriminée et obtenir, le cas échéant, une indemnisation pour le compte de la créatrice.

S’agissant, ensuite, de l’obligation de formaliser par écrit les contrats annexes, si les onze contrats de licence conclus entre juin 2010 et octobre 2013 sont produits aux débats, il convient de constater qu’à l’issue de cette période, la mise sur le marché de nouveaux produits n'a plus fait l'objet de contrats spécifiques pendant plusieurs années. La société défenderesse soutient que la pratique avait été abandonnée d'un commun accord, du fait du climat de confiance régnant entre les parties et de l'abondance des créations qui rendait cette obligation très difficilement gérable. Cependant, la commune intention des parties de se dispenser de cette double obligation légale et contractuelle ne résulte d'aucun acte manifeste de la créatrice. Il n'est pas exclu que, dans un contexte de relation contractuelle inégalitaire, celle-ci se soit vu imposer cet usage. Si la société défenderesse a parfaitement expliqué quel était l’intérêt pour elle de s'affranchir d’un formalisme lourd à gérer, l'intérêt pour sa cocontractante de renoncer à des contrats écrits est plus difficile à entrevoir, dès lors que c’était pour elle le seul moyen de savoir combien d'exemplaires de ses créations allaient être édités et diffusés. La renonciation expresse et non équivoque, par la créatrice, à cette obligation protectrice de ses droits n'est donc pas caractérisée. Le manquement de la société défenderesse à ses obligations est particulièrement grave car ce sont les contrats de licence annexes qui transféraient les droits sur les créations à l'éditeur et définissaient les conditions de l'édition et de la commercialisation.

S’agissant de l’obligation de respecter les choix artistiques de l'auteur, l'existence d'un manquement par la société défenderesse est retenue, quand bien même il n'aurait pas été systématique. L'article L. 132-11, al. 2, du CPI dispose que l'éditeur « ne peut, sans autorisation écrite de l'auteur, apporter à l'œuvre aucune modification » et le contrat-cadre stipule que « le licencié s'engage par ailleurs à respecter les choix artistiques du concédant et de ne pas influencer lesdits choix ». Si la créatrice ne conteste pas que sa liberté de choix artistique a été le plus souvent respectée, elle invoque néanmoins plusieurs œuvres pour lesquelles la société éditrice aurait fait peu de cas de son droit moral, comme le montre un courriel dans lequel elle se plaint de multiples modifications apportées à deux d’entre elles. Il n'est fait état d'aucun échange ni d'aucun accord avant ces modifications, pas plus que d'une validation avant la diffusion et la commercialisation des œuvres concernées. Par ailleurs, cette atteinte grave aux choix artistiques de la créatrice a été faite sous couvert de délais à respecter, ce qui conforte l'idée que la liberté d'accepter ou de refuser les modifications apportées à ses créations n'était pas totale dans le contexte des relations contractuelles nouées entre les parties, plaçant de facto la créatrice en situation de dépendance vis-à-vis de son éditeur.

S’agissant, enfin, de l’absence d’actions en contrefaçon intentées à l’encontre de tiers, la créatrice déplore que n'aient pas été suivies d'effets les alertes qu’elle a faites concernant la vente de créations récentes sur une place de marché en ligne, avec la mention du nom de la société défenderesse mais pas de son propre nom. Le contrat-cadre stipule que « dans l'hypothèse où les créations du concédant reproduites et distribuées par le licencié devaient être contrefaites par des tiers et exploitées sur le territoire concédé, le licencié s'engage à agir en justice et mener toutes actions jugées opportunes ». La défenderesse ne justifie d'aucune action, ni d'avoir informé la créatrice des suites données à l’alerte. Elle a ainsi manqué à son obligation contractuelle, ne serait-ce qu'en s'abstenant de fournir l'assistance qu'elle devait à sa cocontractante aux fins d'appréhender l'origine et les circonstances de la mise en vente des œuvres.

Cour d'appel de Rennes, 1re ch., 20 juin 2023, 20/06085 (D20230026 ;  L’Essentiel Droit de la propr. intell., 8, sept. 2023, p. 3, note d’A. Zollinger)
Label'Tour SARL et MJuris SCP (liquidatrice judiciaire de Label'Tour SARL, intervenante volontaire) c. Mme [W] [I]
(Confirmation partielle TJ Rennes, 7 déc. 2020)