Action en contrefaçon de la marque de l’UE - Retenue en douane de marchandises provenant d'un pays tiers - Transit - Compétence internationale - Compétence de la juridiction française (oui) - 1°) À l'égard de l'un des défendeurs - Qualité de déclarant en douane - Mandataire du transporteur ou du destinataire des marchandises - Lieu du domicile du défendeur - Lieu du fait dommageable - 2°) À l'égard du fournisseur et du destinataire des marchandises - Sociétés étrangères - Participation aux actes argués de contrefaçon - Pluralité de défendeurs - Lieu du domicile de l’un d’eux - Lien de connexité entre les demandes
Action en contrefaçon - Recevabilité (oui) - Qualité et intérêt à agir (oui) - Défendeur - Déclarant en douane - Mandat apparent
En vertu de l'article 9 § 4 du règlement (UE) 2017/1001, lu à la lumière du considérant 16, les titulaires de marques de l'Union européenne sont autorisés à empêcher l'entrée dans l'Union de produits argués de contrefaçon en provenance de pays tiers et qui sont placés sous un régime douanier suspensif, comme le transit externe.
Conformément à l’article 125 du règlement, le juge français est compétent pour statuer sur le litige en contrefaçon de la marque de l’Union européenne SCANIA, soulevé à la suite de la retenue en douane de marchandises provenant de Turquie et à destination de l’Espagne, en transit sur le territoire français. En effet, la société ayant effectué toutes les formalités douanières, qui est poursuivie, a son domicile en France. Si les pièces versées aux débats indiquent qu’elle est le mandataire du transporteur, il apparaît qu’elle s’est comportée comme le mandataire du destinataire des marchandises arguées de contrefaçon, en intervenant à tous les stades de la procédure de retenue, tel le déclarant ou détenteur des marchandises. De plus, les faits argués de contrefaçon ont été commis en France[1].
Le tribunal saisi est également compétent pour statuer sur l’action en contrefaçon intentée à l’encontre du fournisseur des pièces détachées automobiles en transit et du destinataire de ces pièces. La société turque et la société espagnole poursuivies ont en effet concouru aux faits reprochés. Par ailleurs, en application de l’article 8 du règlement (UE) n° 1215/2012 concernant la compétence judiciaire en matière civile et commerciale, s’il y a plusieurs défendeurs, la personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.
Cour d'appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 14 janvier 2022, 21/07163 (M20220066)
Établissement Clément Duflot c. Scania CV AB, International Delivery Parts 2008 SL et Urs Otomotiv Sanayi Ve Ticaret Ltd Sirketi
(Confirmation TJ Paris, 3e ch. 2e sect., ord. juge de la mise en état, 26 mars 2021, 20/02607 ; M20210313)
C’est à notre connaissance l’une des premières applications, par une juridication française, des nouvelles dispositions du droit de l’Union européenne qui autorisent le titulaire d’une marque à s’opposer à l’introduction, sur le territoire d’un État membre, de produits revêtus d’un signe contrefaisant en provenance d’un pays tiers (tiers à l’Union dans le cas d’une marque de l’Union européenne), alors que ces marchandises sont soumises à un régime douanier particulier, tel le transit, et qu’elles ne sont donc pas destinées à être commercialisées dans cet État.
Même s’il n’a pas encore été statué sur le fond de l’affaire en cause, il est intéressant d’observer que le transit fait dorénavant expressément partie des actes que le titulaire d’une marque est en droit d’interdire, depuis la mise en œuvre de la réforme du « Paquet Marques ». Selon des dispositions similaires à celles figurant à l’article 9 § 4 du règlement (UE) 2015/2424 relatif au droit exclusif conféré par la marque de l'Union européenne, la directive (UE) 2015/2436 prévoit en effet, à l’article 10 § 4, que le titulaire d’une marque est « habilité à empêcher tout tiers d'introduire, dans la vie des affaires, des produits dans l'État membre où la marque est enregistrée, sans qu'ils y soient mis en libre pratique, lorsque ces produits, conditionnement inclus, proviennent de pays tiers et portent sans autorisation une marque qui est identique à la marque enregistrée pour ces produits ou qui ne peut être distinguée, dans ses aspects essentiels, de cette marque ». Le droit des marques est donc aujourd’hui harmonisé dans toute l’Union européenne sur ce point, avec un alignement du régime des marques nationales et du système de la marque de l’Union européenne.
La motivation du législateur européen est clairement exposée dans le considérant 22 de la directive, comme au considérant 16 du règlement. Afin de renforcer la protection conférée par la marque et de lutter plus efficacement contre la contrefaçon, les titulaires de droits doivent pouvoir empêcher l'entrée de produits de contrefaçon et leur placement dans toutes les situations douanières, y compris, en particulier, le transit, le transbordement, l'entreposage, les zones franches, le stockage temporaire, le perfectionnement actif et l'admission temporaire, également lorsque ces produits ne sont pas destinés à être mis sur le marché dans l'État membre concerné (sur le marché de l'Union européenne, selon le règlement). Les autorités douanières sont invitées à effectuer, y compris à la demande des titulaires, tous les contrôles appropriés en utilisant les pouvoirs et les procédures prévus par le règlement (UE) n° 608/2013 concernant le contrôle, par ces autorités, du respect des droits de propriété intellectuelle.
Les textes de l’Union européenne prévoient toutefois un tempérament à la faculté accordée au titulaire de la marque d’interdire la circulation, dans un État membre, de marchandises placées sous un régime douanier suspensif tel que le transit. La directive énonce, au deuxième alinéa de l’article 10 § 4, que le pouvoir conféré au titulaire s'éteint (le règlement (UE) 2015/2424 dit que le « droit » conféré au titulaire d'une marque de l'Union européenne s’éteint) si, au cours de la procédure visant à déterminer s'il a été porté atteinte à la marque, le déclarant ou le détenteur des produits apporte la preuve que le titulaire n'a pas le droit d'interdire la mise sur le marché des produits dans le pays de destination finale. Ces dispositions opèrent ainsi un renversement de la charge de la preuve en faveur du titulaire de la marque. Elles facilitent également les procédures douanières en reportant à plus tard, lors de la procédure judiciaire, la question de l’absence d’atteinte à la marque dans le pays destinataire des marchandises.
Avant la réforme du « Paquet Marques », parmi les actes répréhensibles au titre de la contrefaçon de marque, seule l’importation ou l’exportation des produits sous le signe contesté figurait dans les textes[2] de l’Union européenne, à côté notamment de l’offre en vente ou de la mise dans le commerce des produits. Toutefois, l’énumération de ces actes n’ayant pas un caractère exhaustif, des doutes avaient surgi concernant le transit de marchandises.
Un arrêt[3] rendu en 2011 par la Cour de Justice de l’Union européenne fit grand bruit à cet égard. Dans les deux affaires jointes Philips et Nokia en cause, s’était posée la question de savoir si des rasoirs électriques ressemblant à des modèles déposés par la société Philips, sur lesquels étaient aussi revendiqués des droits d’auteur, en provenance de Chine et à la destination incertaine, et des téléphones mobiles revêtus d’un signe identique à une marque communautaire de la société Nokia, provenant de Hong Kong et à destination de Colombie, portaient atteinte aux droits de propriété intellectuelle invoqués du simple fait que ces marchandises avaient fait l’objet, sur le territoire de l’Union européenne, d’une déclaration en douane sollicitant un régime suspensif, à savoir, un entrepôt douanier ou un transit externe.
Se référant à ses arrêts antérieurs, la Cour de justice a déclaré que des marchandises provenant d’un État tiers, placées sous un régime douanier suspensif, ne sauraient, du seul fait de ce placement, porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle applicables dans l’Union européenne. Elle a toutefois précisé que les marchandises pouvaient porter atteinte à ces droits, et donc être qualifiées de « marchandises de contrefaçon » ou de « marchandises pirates » au sens des règlements[4] relatifs à l’intervention des autorités douanières en matière de propriété intellectuelle, lorsqu’il était prouvé qu’elles étaient destinées à une mise en vente dans l’Union européenne. La Cour a ajouté que les autorités douanières saisies d’une demande d’intervention devaient, dès qu’elles disposaient d’indices permettant de soupçonner l’existence d’une atteinte aux droits de propriété intellectuelle, suspendre la mainlevée ou procéder à la retenue des marchandises afin que les juges statuant au fond puissent examiner l’existence d’une telle preuve et des autres éléments constitutifs d’une atteinte aux droits de propriété intellectuelle.
Il a été reproché à la Cour de justice d’avoir ainsi restreint les capacités de contrôle et d’intervention des autorités douanières au détriment d’une lutte efficace contre le trafic international des marchandises de contrefaçon. Selon le gouvernement français[5], cette décision a porté un coup d’arrêt aux contrôles douaniers, avec une baisse de 47 % des saisies de marchandises soupçonnées de contrefaçon entre l’année 2011 et l’année 2012, puisqu’une marchandise provenant d’un pays tiers à l’Union européenne, en transit sur le territoire de l'Union, ne pouvait désormais faire l’objet d’une retenue pour suspicion de contrefaçon qu’à la condition d’être destinées à être commercialisées sur le marché de l’Union. Le gouvernement a alors alerté les différents acteurs européens sur les conséquences négatives de cette jurisprudence. Cependant, des dissensions, déjà présentes au cours de la procédure devant la Cour de justice, sont apparues au sein de l’Union européenne sur le sujet.
C’est dans ce contexte qu’a été adopté le règlement (UE) n° 608/2013 du 2 juin 2013 concernant le contrôle, par les autorités douanières, du respect des droits de propriété intellectuelle et ayant pour vocation à renforcer leur action. Il prévoit notamment que les autorités douanières peuvent, lorsqu’elles soupçonnent que les marchandises sous leur surveillance portent atteinte à des droits de propriété intellectuelle, suspendre la mainlevée des marchandises ou procéder à leur retenue non seulement sur demande mais aussi de leur propre initiative. Les titulaires de droits doivent, quant à eux, fournir dans leur demande d’intervention des informations utiles permettant d'analyser et d’évaluer le risque de violation des droits de propriété intellectuelle. Aucune disposition n’a été consacrée à la question du transit de marchandises - à part l’échange d'informations et de données entre les autorités douanières des États membres et les autorités compétentes des pays tiers concernés -, qui aurait pu consolider ou, au contraire, contrer la solution retenue par l’arrêt Philips/Nokia. Le règlement contient uniquement des règles de procédure douanière et ne fixe aucun critère permettant d’établir l’existence d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle.
Le gouvernement français a fait entendre sa voix auprès des instances de l’Union européenne afin de faire évoluer le droit matériel de la propriété intellectuelle, en particulier le droit des marques, dans le but de cantonner les effets de l’arrêt Philips/Nokia. Finalement, un compromis a pu être trouvé entre les États membres dans le cadre des négociations sur les textes du « Paquet Marques ». Leur adoption a permis d’élargir le champ des atteintes aux droits conférés par la marque et de renforcer, en conséquence, les contrôles douaniers sur les marchandises en transit ou en transbordement sur le territoire de l’Union européenne.
L’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 a introduit au sein du Code de la propriété intellectuelle, dans le chapitre III relatif aux droits conférés par la marque, un nouvel article L. 713-3-2 reprenant de façon similaire les dispositions de l’article 10 § 4 de la directive (UE) 2015/2436. Il est rédigé en ces termes : « Sous réserve de l'application des dispositions de l'article L. 716-4-4, est également interdite l'introduction sur le territoire national, dans la vie des affaires, de produits, sans qu'ils y soient mis en libre pratique, lorsque ces produits, conditionnement inclus, proviennent de pays tiers et sont, sans autorisation du titulaire, revêtus d'un signe identique à la marque enregistrée pour ces produits ou d'un signe qui ne peut en être distingué dans ses aspects essentiels ». De manière un peu surprenante, la réserve émise par la directive sur l’existence ou l’étendue du droit exclusif, qui permet au déclarant ou détenteur des marchandises litigieuses d’échapper aux poursuites en rapportant la preuve de l’absence d’atteinte à la marque dans le pays de destination des marchandises, a été intégrée, en tant que fin de non-recevoir, dans le chapitre VI relatif au contentieux de la contrefaçon. Le nouvel article L. 716-4-4 dispose en effet qu’« est irrecevable toute action engagée […] sur le fondement des dispositions de l'article L. 713-3-2 si, au cours de la procédure visant à déterminer s'il été porté atteinte à la marque enregistrée, le déclarant ou le détenteur des produits apporte la preuve que le titulaire de la marque enregistrée n'a pas le droit d'interdire la mise sur le marché des produits dans le pays de destination finale ». Il reste à espérer que l’articulation entre ces deux articles du Code de la propriété intellectuelle ne se heurte pas, dans la pratique, à des problèmes de cohérence.
Au moment des travaux de transposition de la directive (UE) 2015/2436, a été menée en parallèle une réforme de la procédure civile avec, notamment, l’adoption du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 qui prévoit que l’examen des fins de non-recevoir est dorénavant soumis au juge de la mise en état, seul compétent jusqu’à son dessaisissement, y compris lorsqu’il est nécessaire de trancher préalablement une question de fond. S’il est de principe que les fins de non-recevoir peuvent être invoquées à tout moment, l’article 789 du Code de procédure civile énonce, dans son dernier alinéa, que les parties ne sont plus recevables à les soulever au cours de la même instance à moins qu’elles ne surviennent ou soient révélées postérieurement au dessaisissement du juge de la mise en état. À supposer que la fin de non-recevoir qui tend à faire déclarer le titulaire de la marque française irrecevable en sa demande en contrefaçon, faute pour celui-ci d’être en mesure d’opposer des droits dans le pays de destination finale des produits en transit, n’ait pas été soulevée au cours de la phase de mise en état, ce sont les dispositions de l’article L. 713-3-2 du Code de la propriété intellectuelle qui s’appliqueront au litige. Les juges du fond seront tenus en tout état de cause, afin d’apprécier la réalité de la contrefaçon alléguée, d’interpréter les dispositions nationales au regard de celles de la directive et des objectifs du texte de l’Union européenne.
L’application des nouveaux textes sur le transit concernant tant la marque française que la marque de l’Union européenne risque fort de faire naître d’intenses débats au sein des prétoires, que ce soit au sujet de la compétence des juridictions françaises vis-à-vis des différents acteurs poursuivis en contrefaçon, comme dans la présente affaire, ou, au fond, quand il s’agira d’examiner les éléments constitutifs de l’acte de contrefaçon et de se prononcer sur la responsabilité de chacune des parties poursuivies. Se posera, à cet égard, la question de la qualité de déclarant ou détenteur des marchandises en transit, sur laquelle le juge de la mise en état a déjà commencé à se pencher dans la présente espèce.
Cécile Martin
Rédactrice au PIBD
[1] La cour d’appel se réfère à un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne qui a précisé la façon dont devaient être interprétés les termes « territoire [de l’État membre où] le fait de contrefaçon a été commis ou menace d'être commis » employés par l’article 97 du règlement (CE) n° 207/2009 sur la marque communautaire (CJUE, 5e ch., 5 sept. 2019, AMS Neve Ltd, C-172/18 (M20190250 ; D IP/IT, 9, sept. 2019, p. 466 ; Europe, nov. 2019, p. 55, L. Idot ; Propr. industr., nov. 2019, p. 30, note de A. Folliard-Monguiral ; Légipresse, 376, nov. 2019, p. 650, note de C. de Marassé Enouf ; Propr. intell., 74, janv. 2020, p. 125, note T. de Haan ; D, 8, 5 mars 2020, p. 461, note de J.-P. Clavier ; Propr. industr., avr. 2020, chron. 4, N. Bouche). Ainsi, l’expression « fait de contrefaçon » doit être comprise, selon la Cour de justice, comme se rapportant aux actes reprochés, parmi ceux visés à l’article 9 du règlement auxquels le titulaire d’une marque de l’Union européenne peut s’opposer.
[2] Cf. art. 5 § 3 de la directive 89/104/CEE et art. 9 § 2 du règlement (CE) n° 207/2009.
[3] CJUE, 1re ch., 1er déc. 2011, Koninklijke Philips Electronics NV et Nokia Corporation, C-446/09 et 495/09 (D20110229 ; Comm. com. électr., oct. 2013, p. 6, « L'épineuse question du transit de marchandises prétendument contrefaisantes en Europe : Philips et Nokia, et après », étude de X. Buffet Delmas d’Autane et C. Pecnard ; JCP E, 10-11, 7 mars 2013, p. 5, note de C. Caron ; Gaz. Pal., 60-61, 29 févr.-1er mars 2012, p. 14, note de J. Fournel ; Propr. industr., févr. 2012, p.38, note de A. Folliard-Monguiral ; Europe, févr. 2012, p. 24, note de F. Gazin ; RIPIA, 246, 4e trim. 2011, p. 113 ; D, 44, 22 déc. 2011, p. 2994).
[4] Cf. art. 1er § 2 du règlement (CE) n° 3295/94 du 22 décembre 1994 et art. 2 § 1 du règlement (CE) n° 1383/2003 du 22 juillet 2003 (abrogeant le précédent règlement et abrogé lui-même par le règlement (UE) n° 608/2013 du 2 juin 2013).
[5] Cf. Question écrite n° 05328 de M. Philippe Dallier (JO, Sénat, 21 mars 2013, p. 910) et la réponse du Ministère chargé du budget (JO, Sénat, 5 sept. 2013, p. 2561). V. également la Résolution européenne sur la protection des marques, adoptée par l’Assemblée nationale (n° 399, 26 juill. 2014, pt 5).
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