Jurisprudence
Marques

Mesure de filtrage enjointe à un prestataire de services intermédiaires en raison de la diffusion, sur les plateformes qu’il exploite, de publicités contrefaisant vraisemblablement les marques BARRIERE

PIBD 1228-III-2
TJ Paris, 24 avril 2024

Caducité de l’ordonnance sur requête (non) - Dépôt de plainte dans le délai requis

Rétractation de l’ordonnance sur requête (non) - 1) Dérogation au principe du contradictoire justifiée (oui) - 2) Mesure de filtrage des contenus - a) Caractère vraisemblable de la contrefaçon des marques (oui) - b) Injonctions à l’encontre d’un prestataire de services intermédiaires - Qualité d’intermédiaire (oui) - c) Violation de l’interdiction d’imposer aux intermédiaires une obligation générale de surveillance (non) - Critères de filtrage - Limitation dans le temps - Portée territoriale - 3) Mesure de conservation des données - Identification des annonceurs

Texte
Marque n° 013 752 324 de la société Groupe Lucien Barrière
Marque n° 008 563 462 de la société Groupe Lucien Barrière
Texte

Une ordonnance a été rendue sur requête de la société titulaire des marques de l’Union européenne semi-figurative B BARRIÈRE et verbale BARRIERE, qui désignent notamment les services de casinos et de jeux de hasard et d’argent. Elle a enjoint à la société qui fournit les services Facebook, Instagram et Messenger aux utilisateurs en France de mettre en œuvre tout moyen de nature à prévenir la diffusion de publicités portant atteinte à ces marques sur ses plateformes en filtrant les contenus, et de conserver les données concernant ces publicités et les informations sur leurs annonceurs. La demande de rétractation de cette ordonnance est rejetée.

1. La dérogation au principe du contradictoire était suffisamment caractérisée au jour du dépôt de la requête, au regard de sa motivation et des pièces produites à son soutien.

Aux termes de l’article L. 716-4-6 al. 1 du CPI, l’urgence justifiant de déroger à ce principe peut résulter de tout retard de nature à causer un préjudice irréparable au requérant. Le texte de cet article n’est cependant pas limitatif, et tout autre motif d’urgence peut être de nature à justifier le recours à la procédure sur requête.

En l’espèce, il résulte des termes de la requête et du constat de commissaire de justice produit à son soutien que la société requérante s’est trouvée confrontée à la publication, par plusieurs centaines de profils sur Facebook, Instagram et Messenger, d’au moins 2400 publicités reproduisant ses marques, pour annoncer le lancement d’une application de jeux de casino en ligne promettant des gains d’argent. Ces annonces comportaient de plus des liens actifs vers des boutiques d’applications mobiles dirigeant vers des sites semblant contourner la législation française relative aux jeux de casino en ligne.

Il en résulte qu’au jour de la requête, la société requérante était confrontée à la contrefaçon vraisemblable de ses marques, entraînant leur ternissement dans des conditions de nature à lui causer un préjudice irréparable compte tenu de l’ampleur des actes et de la poursuite des faits. De plus, les consommateurs se trouvaient exposés à des tentatives de fraude massives.

2. La mesure de filtrage ordonnée est maintenue.

Les éléments de preuve fournis par la société requérante rendent vraisemblable qu'il est porté atteinte à ses droits tel qu’exigé par les dispositions de l’article L. 716-4-6 du CPI. En effet, les publicités litigieuses reproduisent ou imitent ses marques BARRIERE pour promouvoir des jeux de casino en ligne, services qu’elle ne propose pas, dès lors que l’offre de jeux d’argent et de hasard en ligne est prohibée et sanctionnée pénalement. Ces publicités ont donc été publiées sans son autorisation.

En permettant leur publication sur les plateformes qu’elle exploite, la société demanderesse à la rétractation a agi en qualité d’intermédiaire, au sens de l’article L. 716-4-6 du CPI.

Elle peut, de ce fait, se voir ordonner des mesures provisoires destinées à faire cesser toute atteinte ou à prévenir une atteinte imminente aux droits de propriété intellectuelle de la société requérante, sans que sa responsabilité n’ait à être démontrée, ni qu’il soit utile d’établir si elle a eu un rôle actif ou passif dans le déroulement des faits litigieux, et si elle doit être considérée comme agissant en qualité d’hébergeur ou d’éditeur au sens de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) et de la directive 2000/31/CE relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »).

Il ressort en effet de l’article 14 § 3 de la directive, lu à la lumière du considérant 45, que l’immunité accordée à un prestataire de services intermédiaires ne fait pas obstacle à ce qu’une juridiction exige de ce prestataire qu’il mette un terme à une violation ou prévienne une violation, selon les conditions et modalités prévues par le droit national. Une telle possibilité est également prévue par l’article 6 § 4 du règlement (UE) 2022/2065 du 19 octobre 2022 sur les services numériques (« Digital Services Act » ou « DSA »), applicable à compter du 17 février 2024.

Toutefois, il résulte également de l’article 6 de la LCEN, en ses dispositions I-2, I-5 et I-7, que l'autorité judiciaire ne peut soumettre un fournisseur d'accès ou un hébergeur à une obligation générale de surveillance des informations qu'il transmet et stocke ou de recherche des faits ou des circonstances révélant des activités illicites, qui l'obligerait à procéder à une appréciation autonome[1]. Elle peut en revanche ordonner toute activité de surveillance ciblée et temporaire. La société demanderesse, qui offre un accès à des services de communication au public en ligne et assure le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services, tels que visés aux articles 6-I-1 et 6-I-2 de la LCEN, ne saurait donc être soumise à une obligation de surveillance générale en application de l’article 6-I-7. L’article 8 du règlement « Digital Services Act » reprend cette prohibition.

En l’espèce, il se déduit des termes des « standards publicitaires » de la société demanderesse que celle-ci organise un filtrage automatisé systématique des publicités pour les jeux d’argent et de hasard et les jeux de casino sociaux, de sorte qu’il n’apparaît pas excessif ni disproportionné de lui enjoindre de rechercher et de surveiller, au sein de cette catégorie de publicités, celles qui laissent apparaître les marques BARRIERE litigieuses et qui sont diffusées par des annonceurs dont le compte n’a pas été authentifié.

La mesure de filtrage ordonnée ne lui impose donc pas une obligation générale de surveillance. D’une part, elle n’est soumise à aucune appréciation autonome des contenus illicites puisqu’elle utilise un système automatisé aux fins d’identification et de désactivation des publications non conformes à ses standards et qu’elle possède ainsi des moyens techniques afin de prévenir la diffusion des publicités litigieuses. D’autre part, il ne lui est pas imposé de procéder à une surveillance généralisée de la totalité ou de la quasi-totalité des informations qu'elle stocke, mais de surveiller et de rechercher, parmi les publicités assurant la promotion de jeux d’argent et de hasard en ligne, celles contenant les marques BARRIERE visées dans l’injonction, celle-ci apparaissant ainsi limitée au regard de son objet.

Au vu de ces différents éléments et de la diffusion massive de publicités portant atteinte aux droits de la société requérante, les mesures de filtrage automatisé des publications contrefaisantes spécifiquement identifiées apparaissent nécessaires et proportionnées et ne constituent pas une charge extraordinaire pour la société demanderesse. En revanche, il n’apparaît pas proportionné de maintenir comme critère de filtrage les imitations du signe verbal BARRIERE telles que limitativement listées dans l’ordonnance (ex : BARRIERA, BARRIERO, etc.).

S’agissant de la durée de la mesure, seules des mesures provisoires peuvent être ordonnées sur le fondement de l’article L. 716-4-6 du CPI. En l’espèce, il ne s’agit pas d’une mesure de filtrage permanente, puisque l’ordonnance précise qu’elle doit être maintenue jusqu’à ce qu’une décision civile ou pénale passée en force de chose jugée ait été rendue ou un classement sans suite de la plainte pénale. Ainsi, la mesure critiquée a bien été assortie d’une limite temporelle. Toutefois, il apparaît plus proportionné, compte tenu des circonstances de l’affaire, de limiter l’injonction à une durée de douze mois.

Dans son article 9, § 2, b), le règlement DSA est venu préciser que, lorsqu’une autorité judiciaire émet à l’égard d’un fournisseur de services intermédiaires une injonction d’agir contre un ou plusieurs éléments spécifiques de contenu illicite, « le champ d’application territorial de ladite injonction, sur la base des règles applicables du droit de l’Union et du droit national, y compris de la Charte, et, le cas échéant, des principes généraux du droit international, est limité à ce qui est strictement nécessaire pour atteindre son objectif ».

L’injonction, telle qu’ordonnée, a une portée géographique mondiale, ce qui apparaît disproportionné. Il convient de limiter sa portée territoriale aux publicités destinées au public situé sur le territoire de l’Union européenne, les marques dont la société requérante sollicite la protection étant des marques de l’Union européenne.

3. La mesure de conservation des données ordonnée est également maintenue.

Les articles 145 du Code de procédure civile, 6-I-8 de la LCEN dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 et dans sa version actuelle et L. 716-4-6 du CPI autorisent le requérant à solliciter la communication des données d’identification et la conservation des données hébergées, dès lors que leurs conditions sont remplies.

En l’espèce, les données d’identification des annonceurs à l’origine des publicités litigieuses sont nécessaires à la société requérante pour agir contre les auteurs des publicités, et donc pour faire cesser toute diffusion de publicités illicites ou prévenir leur diffusion. La société requérante, titulaire des marques litigieuses dont elle établit la vraisemblance de la contrefaçon, est donc bien fondée à solliciter la conservation des données d’identification utiles.

De plus, la nouvelle rédaction de l’article L. 34-1 II bis du Code des postes et télécommunication permet de demander au juge civil d’ordonner la conservation de données nécessaires « pour les besoins de la procédure pénale ». Or, l’atteinte au droit de marque constitue une infraction pénale visée à l’article L. 716-10 du CPI, de même que la publicité non autorisée de jeux d’argent en ligne, réprimée par l’article L. 324-1 du Code de la sécurité intérieure. La société requérante a déposé une plainte pénale. Il en résulte qu’elle est bien fondée à solliciter la conservation des données visées aux dispositions de l’article L. 34 II bis 1° et 2°, une telle conservation étant en tout état de cause une obligation légale.

Tribunal judicaire de Paris, ordonnance de référé rétractation, 3e ch., 3e sect., 24 avril 2024, 24/02349 (M20240113)
Meta Platforms Ireland Ltd c. Groupe Lucien Barrière SA

[1] Cass. com., 27 mars 2024, LBC France SASU c. Olivo SASU, 22-21.586.