Recevabilité de la demande en paiement du juste prix (oui) - Prescription quinquennale - Point de départ du délai
Mise hors de cause de l’exploitant de l’invention (non) - Apport partiel d’actif - Transfert du contrat de travail à son profit
Invention de salarié - Invention hors mission attribuable - Évaluation du juste prix - Contrat de cession du brevet - Rémunération proportionnelle - Exploitation de l'invention - Assiette
Responsabilité de l’employeur (oui) - Exécution du contrat de cession de bonne foi (non) - Résistance abusive
En juin 2006, un salarié, engagé comme électromécanicien puis promu responsable de la maintenance du site de production, dont le contrat de travail ne prévoyait aucune mission inventive, a déclaré à son employeur, qui exerce une activité de meunerie, une invention hors mission attribuable portant sur un système de fermeture étanche de sachets souples pour conserver de la farine. En août 2006, il a déposé une demande de brevet sur cette invention puis, le 17 octobre, son employeur a exercé son droit d’attribution. Le 31 octobre suivant, le salarié a conclu avec son employeur un contrat de cession de son brevet, qui prévoyait, en contrepartie de la cession de son invention et des droits y afférents, le paiement d’une rémunération forfaitaire et d’une rémunération complémentaire proportionnelle, considérées comme les composantes du juste prix.
L’inventeur salarié a perçu, dès la signature du contrat, la rémunération forfaitaire, soit la somme de 15 000 €, ainsi que le remboursement des frais de dépôt du brevet. À compter du mois d'avril 2015, l'invention a commencé à être exploitée commercialement grâce à son incorporation sur une partie des sachets de farine commercialisés sous la marque FRANCINE. En 2018, le salarié a assigné ses employeurs successifs en paiement de la rémunération complémentaire prévue.
Cette demande n’est pas prescrite. En effet, il résulte de l’article 3 du contrat de cession du brevet, intitulé « Rémunération », que la rémunération complémentaire est conditionnée par l'exploitation commerciale de l'invention. Le point de départ du délai de prescription quinquennale ne pouvait donc courir qu'à compter de la date du commencement de cette exploitation, et non, comme le soutient l’employeur, à compter de l’exercice de son droit d’attribution de l’invention.
La période à prendre en considération afin de déterminer le montant de la rémunération complémentaire s’étend d’avril 2015 jusqu’au terme de la période de dix ans courant à compter de la signature du contrat de cession du brevet, soit jusqu’au 31 octobre 2016, bien que le salarié soutienne que sa rémunération devrait être due pour une période débutant en janvier 2008. En effet, selon l’article 3.3 du contrat de cession, relatif à la rémunération complémentaire, l’employeur « s'engage à payer à [l’inventeur] pendant une durée de dix ans à compter de ce jour une rémunération égale à 10 % des revenus qui seront générés par l'exploitation en France et à l'étranger de l'Invention ». Il ressort de l’attestation d’un cabinet d’expertise comptable versée au débat que l’exploitation du brevet a commencé en avril 2015.
Le salarié invoque l’article 4 du contrat concernant une « phase d'études et de développement » qui était une condition préalable à la phase d'exploitation. Cependant, rien ne permet de retenir que le terme de cette phase coïncide nécessairement avec le début de la phase d’exploitation du brevet. Par ailleurs, il n’est pas établi qu’un contrat de marché conclu en juin 2007 par l’employeur avec une société tierce, portant sur la réalisation d’un ensemble complet d’un système de fermeture sur des sachets, ait effectivement été exécuté et qu’il ait entraîné l’exploitation du brevet. Enfin, des courriels, émanant notamment du salarié, montrent que l’invention n’était pas encore au point en juin 2012, ni en septembre 2014, et mettent en lumière les difficultés rencontrées lors des essais. Ces éléments ne sont pas de nature à établir, comme le soutient l’inventeur, que la société qui l’employait originellement et celle qui a bénéficié d’un apport partiel d’actif, et à laquelle a été transféré le contrat de travail, ont délibérément retardé l’exploitation de l’invention afin de le priver de la rémunération proportionnelle.
Concernant la détermination de l'assiette de la rémunération proportionnelle, le principe d'une telle rémunération due à l’inventeur salarié ne peut d’abord être contesté. Il ressort de l'attestation comptable précitée que l’invention a été effectivement exploitée sous la forme de ventes de sachets munis de l'invention ayant généré, durant la période prise en compte, un chiffre d'affaires net global de 27 427 177 €. Toutefois, la rémunération complémentaire ne saurait être égale, comme le soutient l’inventeur salarié, à 10 % de ce chiffre d'affaires. En effet, comme indiqué à l’article 3.3 précité du contrat de cession du brevet, elle doit être égale à 10 % des revenus « générés par l'exploitation » de l'invention.
En outre, l'éventuelle responsabilité de l’inventeur salarié dans le prétendu échec de l'exploitation de l'invention, comme l'abandon allégué de l'invention en 2019 au profit d'un nouveau système de fermeture des sachets de farine, sont indifférents. En effet, l'employeur ne peut s'exonérer du paiement du juste prix en arguant de la faiblesse du brevet ou de l'échec commercial du produit obtenu, dès lors qu'il a nécessairement profité du brevet, ne serait-ce qu'en communiquant auprès de clients et en dissuadant la concurrence. Les pièces au dossier révèlent seulement que l'invention a été mise au point au bout de nombreuses années. Par ailleurs, la phase d'études et de développement visée par l’article 4 du contrat de cession reposait sur « un investissement financier significatif » de l’employeur, l’inventeur salarié devant prendre « une part active » à cette phase « qui s'effectuera sous sa directive, étant précisé que les options finales relèveront toutefois de la seule décision et de la seule responsabilité [de l’employeur] ». Il en résulte que la réussite du projet dépendait d'une étroite collaboration entre l'inventeur et son employeur et que l'échec du projet est par ailleurs relatif puisque l'invention a été exploitée pendant presque quatre années avant son abandon allégué.
Il convient de se référer, pour calculer la rémunération proportionnelle, à l'évaluation mentionnée à titre informatif à l'article 3 du contrat de cession du brevet, sur la base de 0,0020 € par sachet de farine vendu muni de la barrette résultant de l'invention, et au nombre de ces sachets vendus au cours de la période considérée, soit 39 704 374 selon l'attestation comptable produite. Les sociétés défenderesses doivent donc payer à l’ancien salarié la somme de 7 940,87 € (39 704 374 x 0,0020 x 10 %) au titre de la rémunération proportionnelle due en application de l'article 3.3 de ce contrat.
La demande de l’employeur de révision du montant du juste prix est rejetée. En effet, la responsabilité du salarié dans l'échec de l'exploitation de l'invention n'est pas établie. L’employeur, en sa qualité de professionnel commercialisant habituellement des produits de meunerie, qui avait en outre, seul, la responsabilité financière du projet développé à partir de l'invention de son salarié, ne peut prétendre qu’il a été trompé par celui-ci sur la faisabilité ou la rentabilité de ce projet.
Enfin, selon l'article 1104 du Code civil, qui est d'ordre public, le contrat doit être exécuté de bonne foi. Dans le contexte de la relation de travail les liant à l’inventeur, les sociétés défenderesses, qui ont été chacune successivement son employeur, ont eu un comportement caractérisant une résistance abusive, et donc fautive, lui occasionnant un préjudice. En effet, elles ont contesté au salarié inventeur son droit à la rémunération proportionnelle prévue au contrat de cession de son brevet, en alléguant l'absence de revenus générés par l'exploitation du brevet alors qu'elles ne le démontrent pas. De plus, l’inventeur salarié a dû introduire une action en référé pour obtenir la communication d'éléments comptables alors que son employeur était tenu à une obligation de transparence et d'information.
Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 7 février 2024, 21/01187 (B20240004 ; D. Actu., 14 mars 2024, G. Lasserre)
M. [T] [H] c. Grands Moulins de Paris SA et Grands Moulins Storione SA
(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 12 nov. 2020, 18/07344)