Jurisprudence
Marques

Caractère distinctif de la marque semi-figurative LAGUIOLE ACTIFORGE FRANCE pour désigner des couteaux, malgré l’usage courant du nom commun « laguiole »

PIBD 1215-III-3
TJ Paris, 14 juin 2023

Recevabilité de l’action en nullité de la marque (oui) - Forclusion par tolérance - Connaissance de l’usage de la marque postérieure - Preuve

Validité de la marque semi-figurative (oui) - 1°) Caractère distinctif - Éléments verbaux - Nom commun - Usage courant - Caractère descriptif - Preuve - Sondage - Décision EUIPO - Élément figuratif - Caractère évocateur - 2°) Caractère trompeur sur la provenance géographique (non) - Droit de l’UE - Preuve - Presse - Procédure d’homologation d’une IG - 3°) Droits antérieurs - Dénominations sociales - Nom d’une collectivité territoriale - Atteinte (non) - Terme du langage courant

Déchéance de la marque semi-figurative (non) - 1°) Marque devenue trompeuse (non) - Droit de l’UE - 2°) Usage sérieux (oui) - Exploitation sous une forme modifiée - Altération du caractère distinctif (non)

Validité du modèle communautaire (oui) -  1°) Nouveauté - Caractère propre - Observateur averti - Caractère fonctionnel -  2°) Usage d’un signe distinctif antérieur (non) - Élément verbal - Nom d’une collectivité territoriale

Concurrence déloyale et parasitaire (non) - Usage de la même dénomination - Atteinte au nom d’une collectivité territoriale (non) - Caractère générique - Liberté du commerce - Dénigrement (non) - Internet - Réseau social

Pratiques commerciales trompeuses (non) - Usage de la même dénomination -  Indication géographique

Texte
Marque n° 4 013 824 de la société Actiforge
Modèle communautaire n° 008197107-0001 de la société Actiforge

 

Texte

La demande en nullité, formée par le syndicat des fabricants aveyronnais du couteau de Laguiole et la commune de Laguiole, de la marque semi-figurative Laguiole Actiforge France, enregistrée pour les « outils et instruments à main entraînés manuellement ; coutellerie, fourchettes et cuillers ; armes blanches ; rasoirs, tous les produits précités étant d'origine française ou fabriqués en France », n’est pas forclose. Les pièces versées aux débats par la société défenderesse (factures de création d’un site internet et de montage d’un film intitulé « Laguiole ») ne permettent pas de démontrer que sa marque figurait sur son site internet ou dans ce film à compter de cette date ou antérieurement. Ainsi, la date à laquelle les demandeurs ont eu connaissance ou ne pouvaient pas ignorer l'exploitation de cette marque litigieuse n'est pas établie. Par conséquent, la société défenderesse ne rapporte pas la preuve que le délai de tolérance de cinq ans était acquis à la date d’assignation.

Le défaut de caractère distinctif de la marque litigieuse n’est pas démontré. Pour le consommateur de couteau de cuisine ou de poche, lequel ne se distingue pas du consommateur moyen normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, le terme « Laguiole » désigne un type de couteau. Ce terme est défini comme un nom commun, dérivé du nom propre de la commune éponyme, et désigne selon les dictionnaires Robert et Larousse, un « couteau de poche », plus particulièrement « fabriqué à Laguiole, à manche légèrement recourbé et à lame allongée » pour le dictionnaire Larousse,  ou encore, selon l’encyclopédie Universalis, un « canif fabriqué dans la coutellerie de la ville de Laguiole ». Il est ainsi établi que l’usage de ce terme était déjà courant dans la langue française depuis plusieurs années. Il ressort également d’un sondage effectué en 2010, que le nom de « Laguiole » évoque un couteau pour 92 % de la population française, et d'une décision de l’EUIPO de 2011, que « le caractère générique du terme ‘Laguiole’pour désigner un certain type de couteau ne fait pas de doute ». Ce terme, élément verbal dominant de la marque en cause, est donc descriptif des produits qu'elle désigne.

Il en va, toutefois, différemment de l'élément figuratif constitué du sanglier stylisé, qui renvoie au monde de la nature et de la chasse et désigne indirectement les instruments couramment utilisés lors de cette activité et des activités liées à la nature, dont le couteau de poche, et qui n'est, de ce fait, qu'évocateur des produits désignés. Il en va de même de l'élément verbal « Actiforge », syntagme formé par les mots « active » et « forge », qui renvoie au mode de production des ustensiles commercialisés. Toutefois, d’une part, cette référence ne désigne qu'indirectement les produits visés par la marque, et, d’autre part, l'inversion de l'adjectif et du nom par rapport à l'orthodoxie grammaticale du français et l'abréviation de l'adjectif « active » en « acti » pour désigner la forge, confèrent à cet élément verbal un caractère évocateur. À l'inverse, l'élément verbal « France » renvoie à la nationalité de la société défenderesse et est, de ce fait, purement descriptif. Toutefois, la combinaison et l’agencement de tous ces éléments permettent à la marque litigieuse de se distinguer de celles de tiers et, donc, de remplir sa fonction essentielle.

En ce qui concerne le prétendu caractère trompeur de la marque contestée, il n’est pas établi que l'élément verbal dominant « Laguiole », dans la marque litigieuse, renvoie à une notion d'origine géographique pour le consommateur d'ustensiles de cuisine ou de couteaux de poche. En effet, la commune de Laguiole n'est spontanément connue que de 7 % des Français en 2018 selon un sondage produit par les demandeurs. Par ailleurs, la ville de Thiers est également renommée pour sa production de couteaux laguioles depuis plus d'un siècle, ce qui ressort de deux articles de presse et de la synthèse de l'enquête publique publiée par l'INPI sur la demande d'indication géographique déposée par le syndicat demandeur. Cette renommée de la ville de Thiers pour la production de couteaux Laguiole fonde, d'ailleurs, une demande concurrente d'indication géographique déposée par l'association Couteau Laguiole Aubrac Auvergne dont le défendeur est membre. De plus, ainsi qu'il a été précédemment établi, le terme « Laguiole » désigne un couteau de poche dans la langue française, en sorte que l’usage de ce terme dans la marque litigieuse n’est pas susceptible de provoquer une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur.

S’agissant, enfin, de l’atteinte alléguée à des droits antérieurs, il n’est pas démontré que la marque litigieuse porterait atteinte, d’une part, aux dénominations sociales des membres du syndicat demandeur, et, d’autre part, au nom de la collectivité locale de Laguiole, co-demanderesse, sur le fondement des articles L.711-4 b) et h) du CPI. Concernant l’atteinte aux dénominations sociales antérieures des membres du syndicat, la seule pièce produite au titre de l'antériorité de ses droits sur la dénomination " Laguiole » est la fiche d'enregistrement au répertoire Sirène qui mentionne son inscription en juin 2013 alors que la marque litigieuse a été déposée le 20 juin 2013, ce qui ne suffit pas à démontrer l'antériorité invoquée. Quant au nom de la commune de Laguiole, la seule circonstance que la marque comporte l'élément verbal « Laguiole » ne constitue pas une atteinte au nom, à l'image ou à la renommée de cette commune. En effet, ainsi qu'il a été précédemment établi, la ville de Thiers est également renommée pour sa production de couteaux Laguiole depuis plus d'un siècle et la commune de Laguiole n'est spontanément connue que de 7 % des Français. De plus, l'élément verbal « Laguiole » de la marque litigieuse ne fait pas tant référence à la commune demanderesse qu'au couteau de poche éponyme, issu du langage courant. En conséquence, la demande en nullité de la marque Laguiole Actiforge France est rejetée.

Par ailleurs, la marque litigieuse n’encourt pas la déchéance en ce qu’elle serait devenue trompeuse sur la provenance géographique du produit. À aucun moment la société défenderesse n'affirme que ses couteaux, non plus que ses autres produits, seraient fabriqués à Laguiole. Ainsi qu'il a été précédemment établi, le terme « Laguiole » désigne un couteau de poche dans la langue française, en sorte que l'usage de la marque litigieuse contenant cet élément verbal sur le site internet de la défenderesse pour promouvoir la vente de ses produits n'est pas plus susceptible d'induire le consommateur en erreur sur la provenance géographique des produits commercialisés. L'usage du signe d'une abeille stylisée est également lié au couteau Laguiole sur lequel il est couramment apposé sur la tête du ressort depuis le début du XXe siècle. Par ailleurs, la société défenderesse établit mettre en avant, sur son site internet, que les couteaux qu'elle vend sont fabriqués à Thiers, également renommée pour sa production de couteaux Laguiole, ou dans les communes environnantes.

La demande en déchéance de la marque Laguiole Actiforge France pour défaut d’usage sérieux est également rejetée. Par les pièces produites (factures, bons de commande, constat d’huissier...), la société défenderesse établit un usage continu de sa marque pendant la période de référence pour les produits désignés, ainsi que, au moins pour partie, l’origine française de ces derniers ou leur fabrication en France. Par ailleurs, l’usage du signe incluant une abeille stylisée et les termes « Fabrication française » n’altère pas le caractère distinctif de la marque en cause dès lors que le premier élément figuratif est évocateur du couteau Laguiole et que le second élément verbal, qui se substitue à « France », est purement descriptif.

Le modèle communautaire de couteau déposé par la société défenderesse est valable. Celui-ci présente une impression d'ensemble lui permettant de se démarquer des antériorités opposées, en raison de l'encoche formant un creux situé au tiers inférieur de son manche. Il importe peu, à cet égard, que le système d'ouverture à pompe ne soit pas, en lui-même, nouveau, outre que le positionnement de cette encoche n'est pas exclusivement imposé par la fonction technique du produit. Cette encoche confère au modèle un caractère propre pour l'observateur averti, défini comme l'amateur de couteaux de poche.

Par ailleurs, les demandeurs considèrent que la revendication, dans le modèle litigieux, de l'élément verbal « Laguiole » porte atteinte au nom de la commune de Laguiole, lequel constitue un signe distinctif susceptible d'être opposé au modèle litigieux, au sens de l'article 25, e) du Règlement (CE) no6/2002. Il n’est pas contesté que le modèle communautaire revendique, dans sa fiche d'enregistrement, l'élément verbal « Laguiole Actiforge ». Pour autant, il a été précédemment établi que cet élément verbal ne constituait pas un signe distinctif pour les produits désignés, en sorte que l'usage de ce signe sur la lame représentée dans ce modèle ne constitue pas l'usage d'un signe distinctif antérieur, au sens de l’article 25, e) précité. En conséquence, la demande d'annulation du modèle communautaire est rejetée.

Les demandeurs font valoir être la cible de dénigrement de la part de la défenderesse dans sa communication, notamment une vidéo publiée sur son site internet et sur sa page Facebook dans laquelle elle affirme que le couteau de Laguiole ou le nom de Laguiole ne seraient pas protégeables, tout en dénigrant les couteliers et le village de Laguiole les présentant de façon ironique et peu flatteuse, et en se présentant comme un des rares couteliers français fabricants de vrais couteaux. Or, aucune des captures d'écran produites ne caractérise par elle-même ou dans leur combinaison les dénigrements allégués. De plus, les mentions sur le site internet de la société défenderesse ne contiennent aucun dénigrement des couteliers de Laguiole, mais un argumentaire publicitaire en faveur d'une personnalisation payante.

L'usage, par la société défenderesse, du terme « Laguiole » pour désigner des couteaux de poche fabriqués à Thiers ou dans le bassin thiernois, n'est pas non plus constitutif d’une pratique commerciale trompeuse. En effet, elle démontre qu’elle revend des couteaux laguioles produits par des entreprises de ce secteur. Par ailleurs, le concours du bassin thiernois à la préservation du savoir-faire traditionnel de la fabrication artisanale du couteau Laguiole ressort de la synthèse de l'enquête publique publiée par l'INPI portant sur la demande d'indication géographique du couteau de Laguiole.

L'usage du signe « Origine France Garantie » n'est pas plus constitutif d'une tromperie, dès lors que les demandeurs reconnaissent eux-mêmes que cette affiliation est délivrée par la société Veritas, ce que les pièces de la défenderesse confirment. Le fait qu’elle ne dispose que d'un atelier de 15 m2 situé à Thiers ne lui interdit pas de se prévaloir de la qualité de fabricant, quand bien même la majorité de ses ventes sont, en réalité, des reventes, dès lors que son site internet fait référence aux entreprises artisanales auprès desquelles elle se fournit. L'offre à la vente d'autres types de couteaux régionaux sur son site internet n'est pas non plus constitutif d'une tromperie, aucune mention spécifique autre que leur fabrication en France n'étant vantée sur son site internet.

Tribunal judiciaire de Paris, 14 juin 2023, 21/02988 (M20230133)
Syndicat des fabricants aveyronnais du couteau de Laguiole et Commune de Laguiole c. Actiforge SAS