Demande en nullité d’un brevet européen opposée à l’action en contrefaçon - Recevabilité (oui) - Prescription - Moyen de défense au fond
Portée du brevet - Interprétation des revendications 1 et 2
Validité du brevet (oui) - Annulation partielle - 1) Revendication 1 - Description suffisante (oui) - Mode de réalisation - Nouveauté (non) - Antériorité de toutes pièces - 2) Revendication 2 - Nouveauté (oui) - Description suffisante (oui) - Activité inventive (oui) - État de la technique - Domaine technique différent - Problème à résoudre différent - Prototype - 3) Revendications dépendantes - Analyse non distincte
Contrefaçon partielle du brevet (oui) - Reproduction des caractéristiques - Revendications dépendantes - Analyse distincte
Contrefaçon du modèle communautaire (non) - Impression visuelle d'ensemble différente - Preuve - Sondage
Parasitisme (non) - Valeur économique individualisée - Succès commercial - Volonté de s'inscrire dans le sillage d'autrui, de profiter de ses investissements et de sa notoriété (non)
Préjudice - Préjudice moral - Chiffre d'affaires du défendeur - Exploitation indirecte - Taux de report - Part contributive du brevet dans le produit contrefait - Manque à gagner - Perte de marché - Poursuite des actes incriminés - Rappel des circuits commerciaux (non) - Interdiction (non)
Une société de droit italien, spécialisée dans la conception, la fabrication et la distribution de véhicules à deux et trois roues, a lancé, en 2006, un modèle de scooter à trois roues dénommé « MP3 ». Elle est notamment titulaire de quatre brevets européens relatifs à des systèmes et des dispositifs équipant ce scooter, ainsi que d’un modèle communautaire protégeant son apparence.
Ayant constaté la commercialisation par une société française, à compter de 2013, en France et en Italie, d’une gamme de scooters à trois roues dénommée « Metropolis », elle l’a assignée devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon des brevets et du dessin et modèle, ainsi qu’en parasitisme. La société défenderesse a demandé la nullité de la partie française des brevets.
En cours d’instance, le brevet portant sur un système de contrôle pour groupes fonctionnels d’un véhicule a été révoqué par la chambre de recours de l’OEB, devant laquelle la défenderesse avait formé opposition, pour défaut de nouveauté. Par ailleurs, deux procédures en nullité et en contrefaçon des autres brevets et en contrefaçon du modèle ont opposé les parties en Italie. Les juridictions italiennes ont notamment rejeté la demande en nullité du brevet portant sur le dispositif anti-roulis et reconnu sa contrefaçon partielle par le scooter Metropolis.
Dans la présente affaire, le tribunal judiciaire a notamment rejeté la demande en contrefaçon de la partie française des brevets portant sur le véhicule à trois roues avec système de suspension à inclinaison et sur le dispositif de verrouillage pour suspension de véhicule, mais il a partiellement fait droit à la demande en contrefaçon de la partie française du brevet portant sur le dispositif anti-roulis. En appel, l’instance ne porte plus que sur ce dernier brevet et sur le modèle.
1) Concernant le brevet européen :
- Sur la prescription de la demande en nullité du brevet :
Il résulte des dispositions de l’article 2222 du Code civil que, lorsque le législateur allonge le délai d'une prescription, cette loi n'a pas d'effet sur la prescription définitivement acquise, à moins qu'une volonté contraire soit expressément affirmée dans ladite loi.
Les nouvelles dispositions relatives à la prescription de l'action en nullité d'un brevet issues de la loi Pacte n° 2019-486 du 22 mai 2019 doivent être considérées comme allongeant la durée de la prescription, puisqu'elles rendent celle-ci imprescriptible. En outre, aucune mention expresse dans le texte ne révèle une volonté du législateur d'appliquer les nouvelles dispositions aux prescriptions définitivement acquises. Il s'ensuit que le nouvel article L. 615-8-1 du CPI n'est pas applicable aux actions en nullité de brevet dont la prescription était déjà acquise lors de l'entrée en vigueur de la loi Pacte, le 24 mai 2019.
En l’espèce, il est retenu qu’un constructeur de l'envergure de la société défenderesse ne pouvait ignorer le brevet déposé par la société demanderesse, leader sur le marché des scooters à trois roues depuis 2006 et son principal concurrent direct, au plus tard à la date de publication de sa propre demande de brevet (11 juillet 2012), et connaissait, à cette date, les faits lui permettant d'exercer son action, au sens de l'article 2224 du Code civil régissant le point de départ de la prescription quinquennale alors applicable. En conséquence, la demande reconventionnelle en annulation du brevet ayant été présentée pour la première fois le 18 octobre 2018, son action était prescrite au moins depuis le 11 juillet 2017, soit avant la publication de la loi Pacte.
Le principe nouveau d'imprescriptibilité ne saurait faire renaître ce droit éteint, de sorte que la demande reconventionnelle en annulation du brevet formée à titre principal est jugée irrecevable.
Toutefois, en vertu des articles 71 et 72 du Code de procédure civile, une défense au fond, qui constitue tout moyen tendant à faire rejeter comme non justifiée, après examen du fond du droit, la prétention de l'adversaire, peut être proposée en tout état de cause. Les moyens présentés par la défenderesse au titre de la nullité du brevet qui lui est opposé au titre de la contrefaçon constituent une défense au fond et échappent par conséquent à la prescription[1].
- Sur la portée du brevet :
Le brevet concerne un dispositif anti-roulis pour véhicules à trois ou quatre roues, destiné à empêcher un mouvement d'oscillation d'un véhicule autour de son axe longitudinal et la chute latérale de l'engin, pendant les arrêts ou la marche à vitesse réduite. Il propose, pour garantir tant la maniabilité d'un véhicule à deux roues, que la stabilité d'un véhicule à quatre roues, de fournir pour un engin à trois ou quatre roues, équipé d'un système de direction avant, doté d'une structure quadrilatère articulée et de deux suspensions indépendantes, un dispositif anti-roulis fiable, simple et rentable, comprenant un élément d'arrêt, un élément de verrouillage et un groupe de stationnement. La description suggère secondairement d'y associer, conjointement au blocage des roues, un dispositif d'arrêt de course des suspensions avant, commandé par le même groupe de stationnement.
Le tribunal judiciaire n'a pas étendu la portée du brevet. En effet, la notion de « quadrilatère articulé » visée par la revendication 1 (dès lors que le brevet mentionne au titre de l'art antérieur une structure unique ou une structure comportant deux quadrilatères) ne doit pas être entendue, comme le suggère la société poursuivie, comme un quadrilatère unique, mais, conformément à la partie descriptive, comme s'étendant à toute solution dans laquelle au moins un quadrilatère est présent.
L'objet de cette revendication est de bloquer les mouvements de roulis de la structure quadrilatérale articulée grâce à trois éléments distincts (élément d'arrêt, élément de verrouillage et groupe de stationnement), afin d'en éviter la déformation et le basculement latéral du scooter. La revendication 2 fonctionnelle prévoit, en outre, que ce dispositif anti-roulis comporte également un dispositif d'arrêt de course permettant le blocage des deux suspensions (celles-ci étant destinées à amortir les chocs dus aux inégalités de la surface de la route) et concourant, implicitement mais nécessairement, à l'effet anti-roulis. Ce dispositif d’arrêt de course est commandé par le même « groupe de stationnement » mentionné dans la revendication 1, les moyens ainsi mis en œuvre concourant donc à la même fonction. Ainsi, la revendication 2 ne mentionne nullement l'existence de deux dispositifs d'arrêt de course indépendants, fonctionnant eux-mêmes de manière indépendante.
Si le dispositif anti-roulis de la revendication 2 ne joue en lui-même aucun rôle sur le blocage de la structure quadrilatérale tel que décrit dans la revendication 1, dès lors que cette fonction est mentionnée dans le brevet et revendiquée dans la revendication 2, la société poursuivie ne peut être suivie lorsqu'elle affirme que l'objet du brevet se limite à la seule résolution du basculement latéral de l'engin visé à la revendication 1.
Il en résulte que le dispositif anti-roulis décrit par le brevet porte à la fois sur le blocage du quadrilatère articulé et sur celui des suspensions indépendantes, commandé par le même groupe de stationnement et non pas sur deux fonctions séparées.
- Sur la validité du brevet :
La revendication principale du brevet porte sur un dispositif anti-roulis pour un véhicule équipé d'un système de direction avant avec une structure quadrilatérale articulée et avec deux suspensions avant indépendantes, caractérisé en ce qu'il comprend au moins un élément d'arrêt, un élément de verrouillage et un groupe de stationnement guidé par des moyens de commande pour commander ledit élément de verrouillage. Elle est suffisamment décrite.
Notamment, la personne du métier (un ingénieur mécanicien spécialisé dans le domaine des véhicules légers de deux à quatre roues), est en mesure, du fait de ses connaissances professionnelles dans le domaine, de modifier le nombre d'éléments d'arrêt et de verrouillage, même si la description ne donne qu'un seul exemple de réalisation. Au surplus, la condition de suffisance de description est satisfaite dès lors qu'il est indiqué clairement au moins un mode de réalisation permettant à l'homme du métier d'exécuter l'invention, ce qui est le cas en l’espèce.
Cette revendication est toutefois dépourvue de nouveauté, dès lors qu’un brevet allemand antérieur concernant un tricycle avec deux roues inclinables à l’avant liées par un parallélogramme, divulgue, dans un seul et même document, l'ensemble des éléments du brevet en vue du même résultat technique, à savoir un dispositif anti-roulis afin d'éviter le basculement latéral de l'engin.
Elle ne peut par conséquent être opposée au titre de l’action en contrefaçon.
La revendication 2 porte sur un dispositif anti-roulis selon la revendication 1, caractérisé en ce que le groupe de stationnement agit aussi sur au moins un dispositif d'arrêt de course des suspensions avant. Elle est devenue, du fait de la nullité encourue par la revendication principale, indépendante et sa validité doit, dès lors, être examinée comme telle.
Elle n’encourt pas la nullité sur les griefs de défaut de nouveauté et d’insuffisance de description. Concernant l’activité inventive, la société poursuivie ne démontre pas comment, à partir des antériorités de l’état de la technique, prises seules ou en combinaison, la personne du métier serait parvenue à l'invention revendiquée.
Il est rappelé que le problème technique posé est d'éviter le basculement ou le renversement du scooter à très basse vitesse dans un véhicule équipé d'un système de direction avec une structure quadrilatère articulée et deux suspensions avant indépendantes.
Or, les nouveaux documents produits pour la première fois en appel par la défenderesse, relatifs à des systèmes connus de blocage des suspensions, appartiennent soit à des domaines techniques trop éloignés (machines telles que des tracteurs ou des engins de travaux publics) dans lesquels la personne du métier ne serait pas allée chercher, soit envisagent des solutions qui ne conduiraient pas aux enseignements du brevet en cause, la défenderesse ne démontrant au demeurant nullement comment la personne du métier aurait adapté ces systèmes pour aboutir à l'invention en cause, étant rappelé que la revendication 2 ne se limite pas au seul blocage des suspensions.
Le brevet américain également cité par la défenderesse à titre d’antériorité concerne, non un dispositif d’arrêt de course de suspension, mais un ressort, qui ne poursuit pas l’objectif d’éviter un basculement latéral comme un dispositif anti-roulis, mais un basculement vers l’avant. Ce document seul ou combiné avec le brevet allemand précité ne détruit pas l’activité inventive de la revendication 2.
Par ailleurs, si un brevet allemand et un brevet américain constituant les antériorités d’un autre brevet de la demanderesse démontrent l'existence de mécanismes de blocage de suspensions antérieurs au brevet en cause, ils ne suffisent pas à détruire l'activité inventive de la revendication 2, qui se lit avec la revendication 1 et ne se limite pas à ce seul blocage déjà connu.
La revendication 2 devenue principale ayant été reconnue valable, les revendications 3 à 5, 9, 12, 13, 15 et 16, qui en sont dépendantes et qui portent notamment sur des composants techniques, sont également valables.
- Sur la contrefaçon du brevet :
La revendication 2 du brevet, toujours opposable, se lit en combinaison avec la revendication 1, à laquelle sont ainsi ajoutés l'arrêt de la course des deux suspensions avant indépendantes des roues et l'action du groupe de stationnement. La contrefaçon de la revendication 2 suppose donc que soient reproduites l'ensemble des caractéristiques de ces deux revendications.
Il n’est pas contesté que le scooter Metroplis comporte un dispositif anti-roulis. Au vu des pièces produites et, notamment, le manuel technique et la documentation d'atelier du scooter ainsi que le schéma extrait de la demande de brevet déposée par la défenderesse, celui-ci présente un système de direction avant doté d'une double structure quadrilatérale articulée, cette dernière étant concernée par le périmètre de protection du brevet.
Notamment, il est relevé que le scooter incriminé est doté de deux suspensions reliées par un amortisseur hydraulique, ce qui, selon la défenderesse, empêcherait tout mouvement indépendant des suspensions. Toutefois, la notion de suspension ne se confond pas avec celle d’amortisseur. Dès lors, le seul fait que le scooter Metropolis soit doté d’un amortisseur unique commun aux deux suspensions ne saurait constituer une preuve structurelle de non-contrefaçon.
Il résulte de tests non contradictoires menés par les parties sur le scooter litigieux, qui permettent d'étudier son comportement lorsqu'il rencontre un obstacle, que les deux suspensions sont indépendantes, en ce qu'elles permettent à chaque roue du même essieu de se déplacer verticalement et de réagir à une imperfection de la route indépendamment l'une de l'autre, l'unique amortisseur commun pouvant contraindre les variations de rebond des suspensions qui, elles, restent indépendantes.
En conséquence, le scooter litigieux reproduit intégralement le préambule de la revendication 1. En outre, la partie caractérisante de la revendication 1 est également intégralement reproduite.
Par ailleurs, les pièces versées aux débats, et notamment la documentation d'atelier et le manuel relatifs au scooter Metropolis, démontrent que lorsque, par l'action du groupe de stationnement, l'étrier bloque les demi-lunes, chaque suspension est également bloquée. Il en résulte que la revendication 2 est intégralement reproduite.
Les revendications dépendantes 5, 9 et 15, bien que banales pour certaines, sont également reproduites.
- Sur le préjudice :
Le manque à gagner subi par la demanderesse en raison de la contrefaçon partielle du brevet peut être évalué à 3 000 000 € en partant du bénéfice réalisé sur le volume contrefaisant, et en tenant compte du taux de report de 75% et de la part contributive du brevet dans le produit contrefait à hauteur de 10%.
2) Concernant le modèle communautaire :
Quand bien même l'apparence du scooter opposé est constituée de l'assemblage d'éléments exclusivement techniques ayant une vocation fonctionnelle (roues, phares, carénage, coffre, rétroviseurs), le choix de l'apparence des éléments le composant n'a pas été déterminé exclusivement par la seule nécessité de remplir une fonction technique mais a été guidé, également, par d'autres considérations, notamment liées à l'apparence et à l'aspect visuel du produit. Il n'y a donc pas lieu d'exclure ce scooter du bénéfice de la protection au titre des dessins et modèles.
La contrefaçon du modèle communautaire n’est pas caractérisée.
La comparaison s’effectue entre d’une part, les représentations figurant au dépôt du modèle opposé, qui déterminent le périmètre du monopole concédé à la demanderesse, et non à partir de photographies du scooter MP3 effectivement commercialisé, et d’autre part, les scooters Metropolis I et II, en tenant compte du degré de liberté moyen du créateur. En l’espèce, les scooters en litige présentent la même structure, s’agissant d’un véhicule équipé d'éléments fonctionnels (deux roues avant et une roue arrière, carénage, rétroviseurs, pare-brise avant, optiques, coffre, selle de forme ergonomique) indispensables sur ce type d'engin. Toutefois, le scooter incriminé produit sur l’utilisateur averti, un utilisateur de scooter doté d’une vigilance particulière et particulièrement attentif et sensible au design et à l’esthétique de ce type de produit, une impression d’ensemble différente de celle du modèle invoqué.
Ainsi, le modèle opposé présente un aspect plus arrondi et ramassé, alors que les scooters incriminés offrent des formes plus saillantes et plus anguleuses.
En outre, la répartition de l'équilibre plastique/structure métallique des deux scooters se différencie nettement. Le scooter opposé est pensé comme un tout, sans décrochage au niveau du repose pied, le carénage se poursuivant de l'avant vers l'arrière, avec une forme plongeante alors que, sur le scooter incriminé, il existe deux parties plus distinctes au niveau du châssis entre la partie avant et la partie arrière séparée par un repose-pied horizontal. L'utilisateur averti notera également les différences s'agissant des structures entourant les optiques de face, de la forme du radiateur inférieur, ainsi que de la structure basse.
Ces mêmes constats peuvent être faits à partir de la vue arrière des engins en cause : le modèle opposé présente des feux arrondis, disposés sous le coffre, alors que les feux arrières du modèle Metropolis sont de forme triangulaire et placés en haut du coffre, dont l'aspect est plus marqué et saillant.
Ces différences d’aspect et de lignes ont d’ailleurs été relevées par la presse spécialisée.
Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 16 octobre 2024, 21/18176 (B20240053)
Peugeot Motocycles SAS c. Société Piaggio & C. SpA
(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 7 sept. 2021, 15/06549 ; B20210106)
[1] Sur la prescription de la demande en nullité d’un brevet formée par voie d’exception, voir notamment un arrêt récent de la Cour de cassation : Cass. com., 28 sept. 2022, Laboratoires Choisy LTEE c. Tri-Texco Inc. et al., 20-16.874 (B20220077 ; PIBD 2022, 1193, III-2).