Jurisprudence
Brevets

Médicament - Portée du brevet s’étendant à toutes les formes du principe actif, employées en combinaison avec les autres substances revendiquées - Contrefaçon par reproduction directe

PIBD 1148-III-1
TJ Paris, 11 septembre 2020

Portée du brevet européen - Médicament - Modification de la revendication - Combinaison de moyens connus 

Contrefaçon (oui) - Reproduction de la combinaison de moyens - Différence mineure 

Validité (oui) - Extension de l'objet au-delà du contenu de la demande initiale - Description suffisante - Activité inventive - Préjugé à vaincre 

Concurrence déloyale (oui) - Actes de contrefaçon constituant des actes de concurrence déloyale à l'égard du distributeur 

Préjudice économique - Perte de redevances - Gains manqués - Provision - Communication de pièces (oui) - Interdiction (oui) - Rappel des circuits commerciaux (non) 

Dénigrement (non)

Texte

Le brevet européen porte sur une administration combinée du principe actif du pemetrexed avec de la vitamine B12 et éventuellement de l'acide folique, pour traiter deux types de cancer du poumon. L’invention permet de réduire la toxicité du principe actif, tout en préservant son efficacité thérapeutique.

La portée de la revendication est déterminée à la lumière de la description et des dessins, et également, le cas échéant, en considération des éléments tirés du dossier d'examen lors de la procédure de délivrance devant l’OEB, comme les modifications opérées et les arguments invoqués par le breveté, qui constituent des éléments factuels à considérer parmi d'autres. En l’espèce, quand bien même les revendications du brevet ne visent que le « pemetrexed disodique », pour une utilisation combinée avec de la vitamine B12, la description fait référence de manière générale à l'administration d'un « antifolate » et en particulier à « l'antifolate pemetrexed disodique ». L'homme du métier - constitué d’une équipe plurale comprenant un oncologue et un pharmacologue - sait que la partie active du principe actif du pemetrexed est l'anion, qui est à la fois à l'origine des effets thérapeutiques et des effets secondaires indésirables. Il comprendra, sans s'arrêter à la formulation littérale des revendications, que l'invention réside dans l'administration combinée du principe actif, quelle que soit sa forme, avec les autres substances revendiquées au brevet.  

La modification pour ajout de matière, opérée au cours de la procédure de délivrance en réponse à un argument de l’examinateur fondé sur l’article 123 § 2 de la CBE, ne vise pas à pallier un art antérieur susceptible de remettre en cause la validité du brevet, et n’intervient que pour des considérations de pure forme. Elle n'est pas de nature à interdire au breveté d'invoquer la contrefaçon par équivalents, sous réserve que le moyen particulier ou la combinaison de moyens revendiqués aient une fonction nouvelle (à savoir la réduction des effets toxiques sans affecter l'efficacité thérapeutique).

En considération de la portée du brevet telle que déterminée, la contrefaçon directe par reproduction est caractérisée. Le médicament litigieux, composé du même principe actif pemetrexed, est administré selon l'utilisation prévue à l'invention (combinaison avec de la vitamine B12 et de l’acide folique) et a vocation à traiter les mêmes affections cancéreuses, avec le même effet technique. Il a été autorisé en tant que médicament générique du médicament invoqué. La variante liée à l'emploi d'un sel différent est totalement secondaire. L'absence d'évidence à utiliser ce sel particulier, classé en 10e position des sels fréquemment utilisés, qui est un critère de validité d'une invention et non pas de caractérisation de la contrefaçon, ou encore le fait que la société poursuivie ait obtenu des brevets sur cette forme de sel, sont sans incidence.

La demande subsidiaire en nullité du brevet est rejetée. L’invention est suffisamment décrite dès lors que les enseignements du brevet, décrits et documentés par des essais, permettent sa mise en œuvre. Concernant l’activité inventive, rien ne permet de considérer que l'homme du métier, cherchant à résoudre le problème spécifique du brevet, aurait utilisé l'un des nombreux documents invoqués, seul ou selon les combinaisons suggérées, et serait parvenu avec évidence à la solution préconisée au brevet, étant souligné que l'invention intervient après plusieurs décennies de recherches scientifiques non satisfaisantes, pour répondre à un besoin éprouvé de longue date, et constitue un incontestable progrès technique. Ainsi, des documents de l’art antérieur suggèrent que la combinaison du pemetrexed et de l’acide folique, chez la souris, atténue la toxicité du principe actif et améliore même la réponse tumorale. Toutefois, des études postérieures (mais antérieures à la date de la priorité) réalisées sur l’homme, nuancent ces enseignements. À la date de la priorité, il n'y avait aucune incitation sérieuse à combiner, chez l'homme, une administration d'acide folique avec le pemetrexed. Par ailleurs, au vu d’autres documents compris dans l’état de la technique, il existait des raisons objectivement motivées de ne pas utiliser la vitamine B12 avec des traitements chimiothérapiques.

Le préjudice économique du titulaire du brevet résultant de l'atteinte à ses droits est évalué au regard de la redevance, majorée de 25 %, qu’il aurait été en mesure d’attendre s’il avait consenti une autorisation à ses adversaires. Il lui est alloué, à titre provisionnel, une indemnité de 8 millions d’euros.

Par ailleurs, nonobstant l'absence d'un contrat de licence, le distributeur du médicament invoqué supporte un préjudice économique, propre et distinct de celui occasionné par les actes de contrefaçon revendiqués par le breveté. En effet, l'introduction du médicament générique litigieux sur le marché a porté atteinte à son activité et à son organisation. Ce préjudice, résultant des actes de concurrence déloyale, est limité aux gains manqués, en tenant compte des différences entre le prix facial et celui effectivement consenti après remises conventionnelles et commerciales, et de l'érosion du prix du médicament, imputable seulement partiellement aux sociétés poursuivies. Son indemnisation est fixée provisoirement à la somme de 20 millions d’euros.

Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 3e sect., 11 septembre 2020, 2017/10421 (B20200038)1
Eli Lilly and Company et Lilly France c. Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France

1 Dans le cadre de procédures à l’étranger menées par la société de droit américain Eli Lilly and Company, titulaire du brevet EP 1 313 508, contre divers fabricants de versions génériques de son médicament, seul le tribunal de district de La Haye avait jugé, le 19 juin 2019, que le brevet n'était pas contrefait par le médicament commercialisé par Fresenius aux Pays-Bas. Cette décision a été infirmée par la Cour d'appel de La Haye en octobre 2020.