Doctrine et analyses
Comptes rendus

Mesures d'interdiction et proportionnalité en cas d'intérêt général à l'utilisation d'un brevet au Royaume-Uni et en Allemagne

PIBD 1166-II-3

d’après l’article de Klaus Grabinski* : Injunctive relief and proportionality in case of a public interest in the use of a patent, in GRUR, 2, février 2021, p. 200-203

Texte

En cas de contrefaçon de brevet, le titulaire peut se voir octroyer des mesures d’interdiction. Cependant, dans certaines circonstances et au nom du principe de proportionnalité, ces mesures peuvent être refusées ou limitées, conformément à l’article 3, paragraphe 2 de la directive 2004/48/CE1. Un des motifs invoqués est la défense de l’intérêt général. L’auteur revient sur deux décisions, l’une anglaise, l’autre allemande, où cette question s’est posée.

Dans l’affaire anglaise, Edwards Lifesciences LLC a demandé la révocation de la partie britannique de deux brevets européens portant sur une valve cardiaque artificielle dont Boston Scientific Scimed Inc est titulaire. Celui-ci, estimant ses brevets contrefaits par la valve cardiaque transcathéter Sapien 3 d'Edwards Lifesciences, a saisi la High Court et demandé des mesures d’interdiction et des dommages-intérêts.

Le juge Hacon a considéré qu'un des deux brevets était valide et contrefait et a accordé des mesures d’interdiction. Il a cependant suspendu l’exécution de ces mesures pendant la procédure d’appel. La Cour d’appel a rejeté les appels des deux parties et a renvoyé l’affaire devant la High Court afin qu’elle statue sur la question de l’intérêt général.

Le juge Arnold a expliqué que les valves cardiaques transcathéter étaient implantées pour le traitement des sténoses aortiques. La valve Sapien 3 n’est pas la seule à avoir reçu une autorisation de mise sur le marché pour traiter cette pathologie. Sont également disponibles sur le marché les valves Evolut R, Evolut Pro et Accurate. Cependant, seules les valves Sapien 3 et Evolut ont reçu l’agrément pour les patients à risque intermédiaire et il existe un petit groupe de patients qui ne peuvent recevoir que la valve Sapien 3.

Par ailleurs, passer de la valve Sapien 3 à une autre valve demande du temps : obtenir les autorisations nécessaires des organes de décision des hôpitaux et former les cliniciens à la nouvelle valve.

Prenant en compte l’intérêt général à garantir que les patients atteints de sténose aortique reçoivent un traitement approprié, le juge Arnold a décidé d’un sursis de douze mois à l’exécution des mesures d’interdiction, le demandeur bénéficiant pour sa part d’une compensation financière pour les ventes futures de la valve Sapien 3. Les défendeurs étaient autorisés à demander une prolongation de ce sursis si davantage de temps était requis pour former les cliniciens à l’utilisation des valves de substitution.

Par ailleurs, le juge a accordé une exemption des mesures d’interdiction pour le petit groupe de patients qui pouvaient uniquement recevoir la valve Sapien 3. Il a cependant autorisé Boston Scientific à demander que soit mis un terme à cette exemption dès qu’une valve de substitution non contrefaisante serait disponible pour traiter ces patients. Enfin, le juge a ordonné à Edwards d’informer les cliniciens de sa décision, conformément à l’article 15 de la directive 2004/48/CE.

En Allemagne, une action en contrefaçon a été engagée contre la partie allemande du même brevet européen. Le Landgericht de Düsseldorf a jugé que le brevet était contrefait. Bien qu’une procédure d’opposition soit pendante devant l’Office européen des brevets, le tribunal a refusé de surseoir à statuer, les chances de succès de cette procédure n'étant pas jugées assez fortes. Il a octroyé des mesures d’interdiction mais, contrairement au tribunal britannique, n’a pas accordé de sursis à l’exécution de ces mesures. Il a en effet considéré qu’il n’était pas nécessaire de prendre en compte l’intérêt général étant donné qu’il existait la possibilité de demander une licence obligatoire devant le Bundespatentgericht (Tribunal fédéral des brevets), conformément à l’article 24 de la loi allemande sur les brevets. Le tribunal a cependant refusé d’autoriser la destruction des marchandises, qu’il a jugée disproportionnée, en vertu de l’article 140bis, premier alinéa de cette loi.

La différence d’interprétation des tribunaux anglais et allemand peut surprendre de prime abord. Pourtant, l’auteur soutient qu’ils ont l’un et l’autre appliqué le principe de proportionnalité prévu à l’article 3, paragraphe 2 de la directive 2004/48/CE dans le cadre imposé par leurs législations nationales respectives.

La High Court a appliqué le principe de proportionnalité de la directive lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 50 de la Senior Courts Act et qu’elle a décidé de suspendre ou limiter les mesures d’interdiction dans l’intérêt des patients.

Le Landgericht de Düsseldorf ne bénéficiait pas du même pouvoir discrétionnaire et se devait de prononcer des mesures d’interdiction une fois la contrefaçon établie. Cependant, l’arrêt Wärmetauscher (échangeur de chaleur) de la Bundesgerichtshof prévoit l’octroi exceptionnel d’un délai si l’exécution immédiate des mesures d’interdiction désavantage de façon déraisonnable le contrefacteur. Dans sa décision, le Landgericht fait cependant remarquer que la Bundesgerichtshof ne faisait référence qu’aux conséquences économiques.

Selon le Landgericht, le contrefacteur qui invoque l’intérêt général doit avoir épuisé toutes les possibilités aménagées par le Législateur. L’auteur salue la décision du Landgericht de ne pas avoir pris en compte l’intérêt général dans la mesure où la loi sur les brevets permet de demander une licence obligatoire. La jurisprudence du Bundespatentgericht montre que l’on peut faire valoir l’intérêt général pour l’octroi d’une licence obligatoire lorsqu’un médicament pour une maladie grave a des effets thérapeutiques dont sont dépourvus les médicaments disponibles ou dont ils ne sont pas suffisamment pourvus, ou lorsque le médicament litigieux permet d’éviter les effets indésirables.

Enfin, et indépendamment de la licence obligatoire, le Gouvernement fédéral peut décider de suspendre la protection par brevet pour des raisons de santé publique.

* Juge de la Bundesgerichtshof.
1 Directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.

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