Jurisprudence
Brevets

Brevet portant sur un kit de consommation de drogue - Annulation, non pour contrariété à l’ordre public, mais pour défaut de nouveauté en raison de la commercialisation du kit avant le dépôt

PIBD 1206-III-1
CA Paris, 1er mars 2023

Validité du brevet (non) - 1°) Contrariété à l’ordre public et aux bonnes mœurs (non) - 2°) Revendications 1, 2, 5 à 7 - Limitation de la portée du brevet - Nouveauté (non) - Divulgation par le déposant - Commercialisation du dispositif breveté

Concurrence déloyale ou parasitaire (non) - Copie servile du produit - Absence de droit privatif - Imitation du conditionnement - Risque de confusion - Mention trompeuse sur l’origine du produit - Rupture fautive des relations commerciales - Volonté de profiter des investissements d'autrui

Dénigrement (non) - Mise en garde auprès de la clientèle et des fournisseurs - Publicité donnée à la procédure en contrefaçon - Mise en connaissance de cause

Procédure abusive (non) - Limitation de la portée du brevet en cours de procédure - Saisie-contrefaçon

Texte
Dessins du brevet n° FR 3 002 724 de la société Terpan
Dessin du brevet n° FR 3 002 724 de la société Terpan

 

Texte

L'article L. 611-17 du CPI dispose que ne sont pas brevetables les inventions dont l'exploitation commerciale serait contraire à la dignité de la personne humaine, à l'ordre public ou aux bonnes mœurs, cette contrariété ne pouvant résulter du seul fait que cette exploitation est interdite par une disposition législative ou réglementaire.

En l’espèce, le brevet invoqué, relatif à un kit pour la consommation de drogues par inhalation, n'est pas contraire à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. S’il porte sur un dispositif permettant la consommation de produits stupéfiants, actuellement prohibée, son exploitation ne peut se faire qu'à travers la distribution du kit, aux usagers de drogue, par des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques (CAARUD) et des associations qui opèrent légalement, dans un objectif prépondérant de santé publique, et non de promotion et d'incitation à la consommation de drogues.

L’appréciation de la nouveauté des revendications invoquées doit se faire sur la base de leur dernière version, telle qu’elle découle de la limitation de la portée du brevet qui a été acceptée par l’INPI au cours de la première instance, et non au regard de la rédaction figurant dans une requête principale en limitation qui a été rejetée au profit d’une requête subsidiaire. 

La date avant laquelle il est nécessaire que l’invention n’ait pas été divulguée pour remplir la condition de nouveauté est celle du dépôt de la demande de brevet français dont la priorité est revendiquée. Il n’y a pas lieu d’appliquer l’article L. 611-13 du CPI qui prévoit un délai supplémentaire de six mois avant cette date dans le cas où la divulgation résulte d’un abus à l’égard de l’inventeur ou si elle a eu lieu dans le cadre d’une exposition publique, circonstances étrangères à l’espèce.

L’invention ayant été divulguée un an avant la date de priorité interne invoquée par la société qui a déposé le brevet en cause, du fait de la commercialisation d'un kit de consommation de drogue, les revendications 1, 2, 5, 6 et 7 doivent être annulées. Cette société ne peut faire valoir que le kit a fait lobjet, par la suite, d'expérimentations et de modifications successives à partir des évaluations faites sur le terrain, avant de devenir le produit considéré comme abouti. Il résulte en effet d’un faisceau d’indices matériels, mis en lumière par les pièces versées aux débats (factures adressées à des associations, attestation d’un chef de service éducatif, constat d’huissier sur le site internet de la société, copie d'écran de sa page Facebook...), que le kit qu'elle commercialisait auprès d’associations parisiennes luttant contre les risques sanitaires auxquels sont exposés les fumeurs de crack, mettait en œuvre les revendications précitées, soit un tube d’inhalation en verre formant une pipe, avec un embout escamotable en silicone, et un filtre cylindrique issu de la compression d’un fil en acier inoxydable d’une section comprise entre 150 et 300 micromètres.

Au titre de la concurrence déloyale, la société reproche vainement aux défenderesses la reprise à l'identique des caractéristiques de son kit. En l'absence de droit privatif suite à l’annulation des revendications invoquées, le seul fait de rassembler au sein d'un kit les éléments nécessaires à la confection d'une pipe à crack (filtre constitué d'une compression de fils de métal, tube en verre, embouts en silicone) - la constitution de ce type de kits étant antérieure au développement de celui invoqué - n'est pas fautif quand bien même ces éléments reproduisent à l'identique ceux du kit commercialisé par la société demanderesse.

La recherche d’un risque de confusion, qui constituerait un comportement répréhensible, n’est pas caractérisée en l’espèce. L’examen visuel des conditionnements sous forme de blister fait ressortir une impression d’ensemble distincte, notamment en présence d’appellations (« Kit Base » et « Kit Crack »), de mentions et de formats différents, malgré des éléments communs comme la couleur prune et la représentation d'un kit assemblé vu de profil et incliné. Cette représentation, qui apparaît sous forme de croquis sur le conditionnement du kit litigieux, et non de photographie, se justifie par la nécessité d'utiliser une illustration aisément compréhensible par l'ensemble des populations concernées par l'usage de crack, parfois non francophones ou illettrées.

Par ailleurs, la société demanderesse ne peut se plaindre d’une captation indue des investissements conséquents qu’elle aurait consentis pour la conception et le développement du « Kit Base », alors que sa mise au point a été conduite avec la participation active d’un collectif inter-CAARUD, regroupant plusieurs associations qui ont fait des recommandations sur le choix des matériaux et des dimensions des composants, grâce à leurs contacts avec les utilisateurs. Si certaines pièces versées aux débats révèlent l’existence de cette collaboration destinée à apporter des améliorations à un kit pour les usagers de crack, ainsi que l’intervention de la société sur des points techniques, elles ne donnent aucune indication sur les investissements effectivement réalisés par celle-ci. Les demandes en concurrence déloyale et parasitaire sont dès lors rejetées.

L’entreprise poursuivie en contrefaçon reproche à la société demanderesse des actes de dénigrement pour avoir adressé, à différentes associations qui sont ses clientes et à certains fournisseurs des composants du kit qu’elle commercialise, des lettres d’avertissement insinuant que ce produit serait contrefaisant. Cependant, la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur l'activité d'un tiers ou les produits qu'il fabrique ou commercialise, notamment d'une information qualifiant ces produits de contrefaçons alors qu'aucune décision de justice n'a encore été rendue en ce sens, constitue un acte de dénigrement, à moins que l'information en cause ne se rapporte à un sujet d'intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu'elle soit exprimée avec une certaine mesure.

En l’espèce, les courriers envoyés par la société demanderesse, dont l'un par l'intermédiaire de son conseil en propriété industrielle, rappellent l'existence et les principales caractéristiques du brevet et font état de la procédure engagée en contrefaçon, sans mettre en cause l'entreprise défenderesse, qui n'est pas nommée, et sans même désigner le kit litigieux. Ils sont libellés en des termes mesurés (« actes présumés contrefaisants » ...), nonobstant la maladresse commise dans l'un d'eux par la société qui se dit « victime d'une contrefaçon ». Ils revêtent un caractère informatif reposant sur une base factuelle suffisante et constituent des courriers de mise en connaissance de cause admissibles, traduisant seulement la volonté du titulaire du brevet de protéger ses droits de propriété industrielle. Ces courriers ne permettent donc pas de caractériser le dénigrement et la tentative de détournement de clients et de fournisseurs dénoncés, même si le fabricant du filtre du kit litigieux a suspendu ses livraisons.

Cour d'appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 1er mars 2023, 21/00558 (B20230022)
Terpan SASU c. Mme [Y] [U] (Action Solidaire Développement EI) et association Safe
(Infirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 6 nov. 2020, 17/12393 ; B20200055 ; PIBD 2020, 1149, III-2, avec une note ; Propr. industr., févr. 2021, comm. 10, p. 31, E. Py)