Recevabilité de l’action en contrefaçon du brevet (oui) - Qualité pour agir du titulaire (oui) - Dépôt frauduleux (non)
Validité du brevet (oui) - Activité inventive - Procédé - État de la technique - Préjugé à vaincre
Validité de la saisie-contrefaçon (oui) - Exposé des faits dans la requête - Principe de loyauté
Mesures provisoires - Caractère vraisemblable de la contrefaçon (oui) - Action au fond - Contrefaçon du brevet (oui) - Reproduction des caractéristiques du procédé - Produit obtenu directement par le procédé - Fabrication et offre en vente en France - Site internet - Exportation
Communication de pièces - Levée des scellés de la saisie-contrefaçon - Secret des affaires
Revendication de la propriété des brevets français, européen et américain - Soustraction de l'invention (oui)
Détournement du savoir-faire par d’anciens salarié et dirigeant (oui)
La société demanderesse, spécialisée dans la conception et la fabrication de produits de chimie fine destinés aux industries pharmaceutique et cosmétique, est titulaire d’un brevet français portant sur un « procédé de préparation de bromométhylcyclopropane [BMCP] à partir de cyclopropylcarbinole ».
Elle est recevable à agir en contrefaçon de ce brevet. La désignation de l'inventeur dans la demande de brevet, à la supposer erronée comme le prétendent les deux sociétés défenderesses, ne suffit pas à caractériser l'intention frauduleuse de la société demanderesse pour obtenir le titre de propriété industrielle, aucun contournement d'une règle impérative pour en neutraliser les effets et obtenir la réalisation d'autres effets n'étant établi du fait d'une telle désignation.
En effet, la désignation de l'auteur de l'invention est indépendante de celle du titulaire du monopole, présumé être le demandeur du titre. En outre, si les dispositions de l’article R. 612-10 3° du CPI prévoient que la demande de brevet comporte la désignation de l'inventeur, cette désignation n'est pas contrôlée par l'INPI et son caractère erroné n'est pas une cause de nullité du titre. De plus, le fait que les inventeurs du procédé breveté soient, selon les défenderesses, tous deux retraités à la date du dépôt du brevet, ne caractérise pas la fraude qu'aurait commise la société demanderesse qui était en droit de déposer un brevet sur une invention réalisée en son sein, aucun des inventeurs réels ou supposés ne revendiquant de droits sur celle-ci.
Les sociétés défenderesses ne démontrent pas plus que le dépôt du brevet était une mesure de rétorsion contre elles, même si la séparation des anciens associés de la société demanderesse – en l’occurrence son actuel président et son ancien directeur administratif et financier qui a créé, après son départ de la société, l’une des sociétés défenderesses et la dirige – a été conflictuelle.
Par ailleurs, l'invention a été développée dans les années 1988-1989 au sein d’une société, qui a été absorbée par une autre société, laquelle a conclu avec la société demanderesse un traité d'apport partiel d'actifs en 2005 portant sur une branche complète d'activité, dont font partie les immobilisations incorporelles. La société demanderesse a continué l'activité de cette société en exploitant le savoir-faire cédé. Il en ressort que le procédé de fabrication du BMCP était utilisé par la société demanderesse, qui a fait le choix de le garder confidentiel. Si elle reconnaît que le brevet a été déposé pour parer au risque de divulgation de ce procédé en raison du débauchage d’un salarié (son directeur industriel), par l’autre société défenderesse et du transfert d'informations confidentielles aux deux sociétés défenderesses, ce dépôt n'en est pas pour autant fait de mauvaise foi ou par une personne qui n'avait pas qualité pour le faire. La société demanderesse pouvait ainsi légitimement déposer un brevet pour protéger l’invention. Les fins de non-recevoir sont donc rejetées.
Le brevet invoqué est valable, la revendication principale 1 et les revendications dépendantes 2 à 15 n’étant pas dépourvues d’activité inventive. L'invention concerne un procédé de préparation de BMCP comprenant une étape de réaction du cyclopropylcarbinol avec un complexe de triphénylphosphite et de dibrome. Le problème technique posé est l'obtention d’un procédé de fabrication de BMCP à partir de cyclopropylcarbinol avec un meilleur rendement que les procédés existants, en évitant le plus possible la formation d'impuretés.
L’homme du métier, qui est un ingénieur chimiste, ne sera pas incité, pour résoudre le problème technique posé, à combiner le brevet américain constituant l’art antérieur le plus proche, relatif à un procédé pour la production d'halogénométhylcyclopropanes et d'halogénométhylcyclopropanes de grande pureté, proposant une réaction d'halogénation de cyclopropylcarbinol à partir de chlore ou de brome, avec la publication scientifique, également opposée au titre de l’art antérieur, portant sur l'action de dihalogénures de triphénylphosphite sur les alcools. Il ne sera en effet pas incité par ce dernier document à utiliser, pour bromer le cyclopropylcarbinol, le complexe triphénylphosphite/dibrome dont il est indiqué que la réaction donne des résultats très insatisfaisants avec un autre alcool, le cyclohexanol.
Par ailleurs, en possession du même brevet américain qui préconise l'utilisation du triphénylphosphine, l’homme du métier aurait été dissuadé d’utiliser la méthode enseignée par une autre publication scientifique opposée, relative à la bromation d'alcools via l'utilisation de dibromure de triphénylphosphite, qui souligne que ce dernier est moins efficace que le triphénylphosphine/tetrabromure de carbone et la triphénylphosphine/dibrome pour éviter la formation de sous-produits.
La reproduction, par les sociétés défenderesses, des caractéristiques de la revendication 1 et des revendications dépendantes 2 à 10 et 12 à 15 du brevet est établie. Ces sociétés ont commis des actes de contrefaçon en fabriquant, offrant à la vente et commercialisant ainsi qu’en exportant du bromométhylcyclopropane obtenu selon le procédé décrit dans ces revendications. En tenant compte des ventes réalisées à l’étranger grâce à l’exportation des produits fabriqués en France au moyen du procédé breveté, les sociétés défenderesses sont condamnées in solidum à payer à la société demanderesse la somme de 1 941 000 € en réparation du préjudice subi. Les mesures d’interdiction ordonnées à titre provisoire par le juge de la mise en état ainsi que celles ordonnées par le jugement au fond sont confirmées et étendues aux exportations du produit litigieux.
L’une des sociétés défenderesses a déposé, le 6 janvier 2014, une demande de brevet français intitulée « procédé de fabrication de bromo méthyl cyclopropane et du bromo méthyl cyclobutane », ainsi que, sous sa priorité, une demande internationale (PCT) désignant l’Europe et les États-Unis pour donner lieu à une demande de brevet européen et une demande de brevet américain, aujourd'hui délivré. La demande de revendication de la propriété du brevet français et de ses extensions en Europe et aux États-Unis est bien fondée, la soustraction de l'invention, objet du brevet de la société demanderesse, étant caractérisée.
En premier lieu, la société demanderesse établit qu'à la date de dépôt du brevet français litigieux, elle était en possession d'une invention renfermant tous les éléments techniques sur la base desquels il a été déposé. L’invention couverte par ce brevet répond en effet au même problème technique que le brevet de la demanderesse, déposé le 20 septembre 2013, par un procédé qui présente une solution proche, voire identique. La revendication 1 du brevet litigieux reprend, comme les revendications dépendantes 2 à 13, les caractéristiques apparaissant dans les fiches qui présentent les deux procédés de fabrication de BMCP PF 953 et de BMCB PF 993 élaborés en 1988 et 1989, et qui avaient été transmises à la société demanderesse lors de l’apport partiel d’actif. Par ailleurs, si le brevet de la demanderesse a été publié après le brevet litigieux, bien que déposé avant, et s'il ne fait donc pas partie de l'état de la technique au sens de l'article L. 611-14 du CPI, il n'en demeure pas moins que ses revendications couvrent les mêmes caractéristiques que le brevet litigieux, ce dont témoigne la personne qui est considérée par les sociétés défenderesses comme l'un des réels inventeurs du brevet de la société demanderesse.
En second lieu, si l’ancien directeur administratif et financier et l’ancien directeur technique de la société demanderesse n'exerçaient pas spécifiquement des fonctions de recherche et développement et n'ont pas été « notifiés de procédures relatives à des secrets de fabrication », ils avaient, de par leurs fonctions de direction, accès aux informations stratégiques, et notamment aux procédés de fabrication de BMCP et BMCB qui étaient exploités sur le site dirigé par le second. De plus, la transmission à plusieurs collaborateurs d’un échange de courriels qu’ils avaient eu entre eux, et qui ne relève pas de la correspondance privée, montre que les sociétés défenderesses étaient en possession d'informations stratégiques de la société demanderesse, telles que la liste de ses clients, les prix pratiqués ou les quantités de produits commandés. Enfin, dans une attestation, une ancienne salariée de l’une des sociétés défenderesses déclare qu’en 2013, dans le cadre de ses fonctions, il lui avait été demandé d'industrialiser et d'échantillonner un procédé de fabrication de BMCP, que son responsable ne lui avait pas indiqué l'origine de ce procédé mais que plusieurs personnes lui avaient dit qu'il était inspiré de celui mis au point par la société demanderesse. En conséquence, les dépôts de brevets litigieux ont été réalisés en fraude des droits de la société demanderesse. La propriété de ces brevets lui est donc transférée.
La responsabilité des sociétés défenderesses est, par ailleurs, engagée pour détournement du savoir-faire de la société demanderesse. Il est établi que la société demanderesse a gardé secret le procédé de fabrication du BMCP pendant dix ans, jusqu’à la publication de la demande de son brevet français, et que le procédé avait été auparavant gardé secret par les sociétés qui l'exploitaient depuis la fin des années 80. C'est en raison de la divulgation fautive du procédé par les sociétés défenderesses, qui sont dirigées par deux de ses anciens dirigeant et salarié, qu'elle a fait le choix de déposer le brevet pour préserver ses droits. La société demanderesse ne peut, cependant, prétendre avoir subi un préjudice lié à la perte d’un avantage compétitif, tiré du caractère secret des procédés, et justifier la somme réclamée par la perte du chiffre d'affaires attendu pour l'exploitation de ce procédé après que le brevet soit tombé dans le domaine public. En effet, aucun élément ne vient conforter sa thèse selon laquelle son procédé aurait une valeur commerciale équivalente en France, comme à l'étranger, depuis la fin du monopole d'exploitation de 20 ans conféré par le brevet. La société demanderesse a seulement subi un préjudice moral.
Cour d'appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 9 février 2024, 22/03911 (B20240006)
Melchior Material and Life Science France SAS et M2I Salin SASU c. Minakem SASU
(Confirmation TJ Paris, 3e ch. 2e sect., 10 déc. 2021, 17/15019, rectifié par TJ Paris, 3e ch. 2e sect., 4 févr. 2022, 22/00046 ; TGI Paris, 3e ch. 2e sect., ord. juge de la mise en état, 18 oct. 2019 ; TGI Paris, 3e ch. 2e sect., ord. juge de la mise en état, 6 juill. 2018, 17/15019)