Portée du brevet - Limitation - Interprétation de la revendication principale
Annulation partielle du constat d’huissier (oui) - Décompilation d’un logiciel - Moyen de preuve illicite - Proportionnalité entre le droit à la preuve et le droit d’auteur
Contrefaçon du brevet (oui) - Reproduction des caractéristiques
Validité du brevet (oui) - 1) Nouveauté (oui) - Divulgation par le déposant - Internet - Antériorité de toutes pièces - 2) Activité inventive (oui) - 3) Extension de l'objet au-delà du contenu de la demande initiale (non) - Modification du brevet - Généralisation intermédiaire - 4) Extension de la protection après limitation (non) - 5) Insuffisance de description (non)
Préjudice - 1) Préjudice commercial - Conséquences économiques négatives - Part contributive de l’invention - Taux de marge - a) Perte de gain - Masse contrefaisante - Taux de report - b) Perte de redevances - Taux indemnitaire - 2) Préjudice moral
Pratique commerciale déloyale (non) - Envoi de lettres de mise en demeure par le titulaire du brevet
La société poursuivie en contrefaçon du brevet invoqué a fait procéder à un constat d’huissier, afin d’apporter la preuve que le logiciel via lequel ce brevet est exploité a été divulgué par le titulaire du brevet avant le dépôt. Les décompilations du logiciel effectuées lors des opérations de constat ne remplissent pas les conditions posées par l’article L. 122-6-1 IV du CPI.
Il est acquis, depuis un arrêt de la Cour de cassation[1] que « dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
En l’espèce, la société poursuivie reconnaît qu’il était possible d’exécuter le fichier ligne par ligne sans le décompiler, en utilisant des logiciels disponibles à l’époque, et que la décompilation n’était pas nécessaire pour démontrer la prétendue auto-divulgation antérieure au dépôt. De plus, elle aurait pu solliciter une expertise judiciaire. C’est donc à bon droit que le tribunal a partiellement annulé le constat d’huissier pour décompilation illicite, après avoir procédé à un contrôle de proportionnalité entre le droit à la preuve et le droit d’auteur en cause. En effet, le droit à un recours effectif garanti par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être concilié avec la protection de la propriété intellectuelle.
Le brevet invoqué est relatif à un « procédé d’interaction avec une image 3D pré-calculée représentant en perspective une vue d’une maquette numérique tridimensionnelle ».
Le procédé mis en œuvre sur le site internet de la société poursuivie, permettant la présentation de programmes immobiliers en trois dimensions via un navigateur web et la réalisation de visites virtuelles du bien à acquérir, reproduit les éléments du préambule de la revendication 1 du brevet. En effet, il s’agit d’un procédé d'interaction avec une image 3D pré-calculée représentant en perspective une vue d'une maquette numérique tridimensionnelle d'un objet physique. Ce procédé comporte, comme celui breveté, une étape de modélisation au cours de laquelle la maquette numérique tridimensionnelle est modélisée dans un repère tridimensionnel, et une étape de rendu, au cours de laquelle l'image 3D est calculée par projection de la maquette sur un plan d'observation défini par des paramètres spécifiques relatifs à une position d'un observateur dans le repère tridimensionnel. Enfin, un terminal distant est également utilisé par un programmeur pour générer la maquette et pour calculer l’image 3D.
Il résulte de la propre expertise informatique diligentée par la société poursuivie sur deux de ses projets immobiliers mettant en œuvre le procédé litigieux que la caractéristique 1.5 de la revendication 1 est reproduite. La société demanderesse a fait procéder, sur le site internet de la société poursuivie, à un constat d’huissier relatif au code source d’un de ses projets immobiliers ainsi qu’à une saisie-contrefaçon dans ses locaux, au cours de laquelle l’huissier a notamment saisi des fichiers et des scripts. L’analyse des données issues de ces opérations permet de conclure à la reproduction de certaines caractéristiques de la revendication 1 du brevet, ainsi que des revendications 3 et 5 à 8.
Il n’est pas fait droit à la demande subsidiaire en nullité du brevet. Celui-ci n’est pas dépourvu de nouveauté. La société poursuivie échoue à démontrer que les revendications ne seraient pas nouvelles, en raison de l’exploitation, par la société titulaire, avant la date de dépôt de son brevet, d’une solution permettant de présenter un programme immobilier en situant chaque lot au sein du programme grâce à des images 3D. Notamment, certains documents versés aux débats relatifs à la présentation de projets immobiliers ne sont pas pertinents, dans la mesure où ils ne contiennent aucune information technique quant à la date et au procédé utilisé pour ces présentations, le fait que l’appellation commerciale de la solution brevetée soit demeurée la même depuis 2009 ne suffisant à démontrer que ses caractéristiques techniques étaient, dès cette époque, identiques à celles du brevet invoqué. Il n’est donc pas possible de les comparer avec les caractéristiques du procédé breveté et donc de conclure à leur divulgation avant le dépôt de la demande de brevet. S’agissant des fichiers téléchargés par l’huissier de justice, il n’est pas démontré que sans accès au code source, ils soient compréhensibles pour l’homme du métier qui ne peut en déduire le fonctionnement du procédé et auquel ne sont pas divulguées toutes les informations nécessaires à la reproduction de l’invention sans difficulté excessive. Par ailleurs, l’expertise privée réalisée par la société poursuivie qui porte sur un projet immobilier a été réalisée sur la base de la présentation disponible sur Internet en 2019, sans qu’il soit établi qu’elle corresponde à celle mise en ligne en 2010 faute de tout archivage des fichiers de données et d’images sur le site internet Archive Wayback Machine. Faute de pouvoir dater précisément la réalisation de cette présentation et sa mise en ligne la rendant accessible au public, elle n’est pas susceptible de constituer une antériorité de toute pièce destructrice de nouveauté.
Le grief de défaut d’activité inventive n’est pas davantage caractérisé. Le problème technique à résoudre est celui qui consiste à proposer un procédé permettant d’obtenir une séquence d’images 3D d’un objet détaillé, d’une qualité de rendu optimale, qui permette toutefois à un utilisateur d’interagir directement avec les images 3D de cette séquence via un terminal aux capacités de calcul limitées. Il n’est pas démontré que l’homme du métier (un infographiste ayant des connaissances générales en matière d’images 3D et de développement de présentations interactives) qui observe le fonctionnement de la solution logicielle objet du brevet et constate que dans la vue d’un étage, des zones interactives colorées correspondant aux différents appartements de l’étage sont visibles, et que lorsque l’utilisateur survole un appartement, une fenêtre affichant des indications de prix et de surface apparaissent, en déduirait de manière évidente la manière dont les zones interactives sont définies, puis calculées. En effet, il n’a pas d’antériorités à sa disposition divulguant, ni même suggérant que les zones interactives colorées visibles lors de l’observation du fonctionnement de cette solution ont été définies dans le repère tridimensionnel lors de la modélisation de la maquette. De plus, le résultat peut être obtenu par d’autres méthodes, les points pouvant notamment être définis manuellement et unitairement sur chacune des images 3D.
Concernant le grief d’extension de l’objet au-delà de la demande initiale, la société poursuivie prétend que les caractéristiques ajoutées lors de la limitation du brevet seraient, dans la revendication 1, isolées d’autres caractéristiques avec lesquelles elles seraient présentées en combinaison dans la description, ce qui reviendrait à une généralisation intermédiaire inadmissible et à la divulgation d’un nouvel enseignement. Notamment, l’homme du métier, qui dispose de connaissances générales en matière de présentations interactives réalisées au moyen d’images en 3D, pouvait déduire de la demande telle que déposée, que la fonctionnalité de visualisation du terminal T2, telle que figurant dans l’exemple donné dans la description, n’était pas liée étroitement aux autres fonctionnalités du mode de réalisation cité comme l’un des scenarii possibles, mais qu'elle pouvait s’appliquer directement et sans ambiguïté dans un contexte plus général, de sorte que le grief de généralisation intermédiaire n’est pas caractérisé de ce chef. Par ailleurs, il n’est démontré aucune généralisation intermédiaire du fait d’avoir introduit les terminaux T1 et T2 dans la revendication, sans avoir précisé la caractéristique relative aux moyens de calcul importants du premier terminal et celle relative aux moyens de calcul limités du second terminal.
Par ailleurs, la société poursuivie ne caractérise pas en quoi le fait que la récupération de données mémorisées au préalable ne soit pas réalisée en temps réel constituerait une extension du champ de la protection par le brevet après limitation, dès lors que la description du brevet faisait déjà référence à une série d’étapes, dont celle, préliminaire, de récupération de données mémorisées. Enfin, le brevet ne peut davantage être annulé pour insuffisance de description.
Selon un arrêt de la Cour de cassation concernant l’évaluation du préjudice résultant de la contrefaçon[2], la juridiction doit prendre en considération la demande d’indemnisation fondée sur l’un des critères d’évaluation prévu par l’article L. 615-7 du CPI, dont le choix relève de la partie lésée. Parmi ces critères, le manque à gagner n’est cité qu’à titre d’exemple des conséquences économiques négatives prises en considération pour l’appréciation du préjudice réellement subi par la partie lésée. La perte de redevances peut également être prise en compte, sans basculer sur l’alternative reposant sur la réparation forfaitaire[3]. En l’espèce, le taux de redevance usuel appliqué pour calculer la perte de redevance est doublé, à titre indemnitaire.
CA Paris, pôle 5, 1re ch., 24 janvier 2024, 21/21628 (B20240002)
Arka Ouest SAS c. Bien’Ici SAS (venant aux droits de la société Habitéo)
(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 28 sept. 2021, 17/14337 ; B20210102)
[1] Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, Abaque bâtiment services SARL c. M. [Y] [B] et al., 20-20.648.
[2] Cass. com., 23 janv. 2019, Carrera SARL et al. c. Muller & Cie SA et al., 16/28322 et 17/14673 (B20190005 ; PIBD 2019, 1112, IIIB-120 ; LEPI, avr. 2019, p. 5, F. Herpe ; Propr. industr., mai 2019, p. 21, P. Vigand et J. Raynard ; Propr. industr., mai 2019, p. 25, P. Tréfigny ; RTD com, janv.-mars 2019, p. 88, J.-C. Galloux ; Europe, août-sept. 2019, p. 10, L. Leblonc ; Propr. industr., oct. 2019, p. 25, J. Larrieu ; Propr. industr., janv. 2020, p. 31, J. Raynard).
[3] Cass. com., 6 déc. 2016, Axelle SARL c. Du Puits SARL et al., 15/16304 (M20160609 ; PIBD 2017, 1065, III-81 ; Propr. industr., févr. 2017, p. 35, P. Tréfigny).