Jurisprudence
Marques

Une mise en demeure ou même l'introduction d'une action en nullité ou en contrefaçon n'empêche pas forcément la forclusion par tolérance

PIBD 1187-III-2
CJUE, 19 mai 2022

Demandes en contrefaçon ou en nullité de marque - Forclusion par tolérance - Interruption du délai de forclusion - Mise en demeure - Recours juridictionnel  -  Signification tardive de l’acte introductif d’instance - Demandes annexes ou connexes à la demande en contrefaçon ou en nullité

Texte

Le régime de forclusion par tolérance prévu dans la législation de l’Union européenne en matière de marques s’inscrit dans l’objectif consistant à mettre en balance, d’une part, les intérêts du titulaire d’une marque à sauvegarder la fonction essentielle de celle-ci et, d’autre part, les intérêts d’autres opérateurs économiques à disposer de signes susceptibles de désigner leurs produits et services. En particulier, par l’instauration d’un délai de forclusion par tolérance de cinq années consécutives en connaissance de l’usage de la marque postérieure, le législateur de l’Union a voulu assurer que la protection conférée par une marque antérieure à son titulaire demeure limitée aux cas où celui-ci se montre suffisamment vigilant en s’opposant à l’utilisation par d’autres opérateurs de signes susceptibles de porter atteinte à cette marque. La règle de la forclusion par tolérance vise également à préserver la sécurité juridique du titulaire de la marque postérieure. La notion de « tolérance », qui a le même sens dans la directive 2008/95 et dans le règlement no 207/2009, signifie que le titulaire de la marque antérieure ou d’un autre droit antérieur reste inactif alors qu’il a connaissance de l’usage d’une marque postérieure auquel il aurait la possibilité de s’opposer. Celui qui « a toléré » s’est abstenu de prendre les mesures dont il disposait pour remédier à cette situation.

Par conséquent, si le titulaire de la marque antérieure ou d’un autre droit antérieur, tout en ayant exprimé son opposition à l’usage de la marque postérieure par une mise en demeure, n’a pas, après avoir constaté le refus du destinataire de cette mise en demeure de se conformer à celle-ci ou d’entamer des négociations, poursuivi ses efforts dans un délai raisonnable pour remédier à cette situation, le cas échéant par l’introduction d’un recours administratif ou juridictionnel, il doit en être déduit qu’il s’est abstenu de prendre les mesures dont il disposait pour faire cesser la prétendue atteinte à ses droits.

Toute interprétation de l’article 9 de la directive 2008/95 ainsi que des articles 54, 110 et 111 du règlement no 207/2009 selon laquelle l’envoi d’une mise en demeure suffit, en tant que tel, pour interrompre le délai de forclusion permettrait au titulaire de la marque antérieure ou d’un autre droit antérieur de contourner le régime de forclusion par tolérance en envoyant itérativement, à des intervalles de près de cinq ans, une lettre de mise en demeure. Or, une telle situation porterait atteinte aux objectifs du régime de forclusion par tolérance, et priverait ce régime de son effet utile.

En conséquence, l’article 9 de la directive 2008/95 ainsi que les articles 54, 110 et 111 du règlement no 207/2009 doivent être interprétés en ce sens qu’un acte, tel qu’une mise en demeure, par lequel le titulaire d’une marque antérieure ou d’un autre droit antérieur s’oppose à l’usage d’une marque postérieure sans pour autant faire le nécessaire afin d’obtenir une solution juridiquement contraignante ne met pas fin à la tolérance et, par conséquent, n’interrompt pas le délai de forclusion visé à ces dispositions.

En revanche, l’introduction d’un recours administratif ou juridictionnel avant la date d’expiration du délai de forclusion met fin à la tolérance et empêche par conséquent la forclusion. La date à laquelle un recours juridictionnel doit être réputé introduit est celle du dépôt de l’acte introductif d’instance, qui reflète normalement l’intention sérieuse et non équivoque de la partie requérante de faire valoir ses droits. La juridiction concernée ne peut toutefois être réputée saisie à cette date qu’à la condition que la partie requérante n’ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu’elle était tenue de prendre pour que cet acte soit notifié ou signifié à la partie défenderesse.

Ainsi, l’article 9 de la directive 2008/95 et les articles 54, 110 et 111 du règlement no 207/2009 doivent être interprétés en ce sens que ne peut être considérée comme empêchant la forclusion par tolérance visée à ces dispositions l’introduction d’un recours juridictionnel par lequel le titulaire d’une marque antérieure ou d’un autre droit antérieur demande la nullité d’une marque postérieure ou s’oppose à l’usage de celle-ci, lorsque l’acte introductif d’instance, tout en ayant été déposé avant la date d’expiration du délai de forclusion, ne remplissait pas, en raison d’un manque de diligence de la partie requérante, les exigences du droit national applicable aux fins de signification et n’a été régularisé qu’après cette date pour des motifs imputables à la partie requérante.

Lorsque le titulaire d’une marque antérieure ou d’un autre droit antérieur, au sens de ces dispositions, est forclos pour demander la nullité d’une marque postérieure et pour demander la cessation de l’usage de celle-ci, cette forclusion l’empêche également de formuler des demandes annexes ou connexes, telles que des demandes visant à l’octroi de dommages et intérêts, à la fourniture de renseignements ou à la destruction de produits.

Cour de justice de l’Union européenne, 4e ch., 19 mai 2022, C-466/20 (M20220190 L'Essentiel Droit de la propr. intell., juill. 2022, p. 6, note de J.-P. Clavier ; Propr. industr., juill.2022, comm. 36, A. Folliard-Monguiral)
Heitec AG c. Heitech Promotion GmbH et RW
(Décision préjudicielle)