Jurisprudence
Marques

Prescription de l’action en nullité des marques GEOGRAPHICAL NORWAY et GEOGRAPHICAL NORW - Absence de dépôt de mauvaise foi de la marque semi-figurative GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION

PIBD 1227-III-3
CA Paris, 15 mars 2024

Recevabilité de l’action en nullité des marques pour dépôt de mauvaise foi (non) - Application de la loi dans le temps - Prescription

Recevabilité de la demande subsidiaire en revendication de propriété des marques (non) - Demande nouvelle en appel - Demande tendant aux mêmes fins que la demande en nullité (non)

Recevabilité de l’action en nullité des marques (oui) - Prescription - Forclusion par tolérance

Validité de la marque française semi-figurative (oui) - Dépôt de mauvaise foi - Produits différents - Différence visuelle et phonétique - Logos différents 

Contrefaçon de la marque de l’UE semi-figurative (non) - Produits identiques - Différence visuelle et phonétique - Élément distinctif et dominant - Risque de confusion ou d'association

Atteinte à la marque de l'UE semi-figurative de renommée (non) - Lien entre la marque renommée et les signes litigieux

Contrefaçon de la marque de l’UE semi-figurative (non) - Écusson - Élément décoratif (non) - Fonction d'indication d'origine - Élément dominant - Risque de confusion

Recevabilité de l’action en concurrence déloyale et parasitaire (oui) - Prescription - Délit continu

Concurrence déloyale (oui) - Inspiration de l'univers d'autrui - Risque de confusion - Notoriété de la marque

Préjudice moral - Provision - Communication d’éléments comptables

Responsabilité (oui) - 1) Dénigrement - Communiqué de presse - Procédure en cours - 2) Mesures probatoires abusives

Texte
Marque n° 005 052 816 de la société VF International
Marque n° 015 326 325 de la société VF International
Marque n° 008 887 069 de la société VF International
Marque n° 3 353 148 de M. [G]
Marque n° 3 675 950 de la société Super Brand Licencing
Marque n° 3 746 219 de la société Super Brand Licencing
Marque n° 3 936 975 de la société Super Brand Licencing
Texte

La société demanderesse est notamment titulaire des marques de l’Union européenne semi-figuratives NAPAPIJRI et NAPAPIJRI geographic, pour désigner des articles d’habillement qui comportent pour certains le drapeau norvégien. Elle a agi, ainsi que la société qui distribue les produits en France, en contrefaçon de ses marques et en concurrence déloyale et parasitaire, ainsi qu’en nullité des marques françaises verbales et semi-figurative GEØGRAPHICAL NØRWAY, GEOGRAPHICAL NORWAY, GEOGRAPHICAL NORW, GEO NORWAY et GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION, qui désignent notamment des vêtements[1].

L’action en nullité des marques françaises verbales GEØGRAPHICAL NØRWAY, GEOGRAPHICAL NORWAY et GEOGRAPHICAL NORW est irrecevable car prescrite, en application de l’article 2224 du Code civil.

Avant l'entrée en vigueur de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 dite loi Pacte qui instaure l'imprescriptibilité de l'action principale en nullité d'une marque, cette action était soumise au délai de prescription de droit commun prévu à l'article 2224 du Code civil, qui court à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d’exercer l’action. Il résulte des dispositions de l’article 2222 de ce code que, lorsque le législateur allonge le délai d'une prescription, cette loi n'a pas d'effet sur la prescription définitivement acquise, à moins qu'une volonté contraire soit expressément affirmée dans ladite loi. Les nouvelles dispositions relatives à la prescription de l'action en nullité d'une marque, telles qu’elles résultent de l’article L. 716-2-6 du CPI, issu de l'ordonnance du 13 novembre 2019 prise sur le fondement de la loi Pacte, doivent être considérées comme allongeant la durée de la prescription, puisqu'elles rendent celle-ci imprescriptible. Or, dans la mesure où aucune mention expresse dans le texte en cause ne permet de caractériser une volonté contraire sur ce point du législateur, le nouvel article L. 716-2-6 du CPI n'est pas applicable aux actions en nullité de marque dont la prescription était déjà acquise lors de l'entrée en vigueur de la loi Pacte, le 24 mai 2019[2].

En l’espèce, le délai de prescription de droit commun avait expiré à cette date. Les enregistrements des marques GEØGRAPHICAL NØRWAY, GEOGRAPHICAL NORWAY et GEOGRAPHICAL NORW ont en effet été publiés plus de cinq années avant l’introduction de l’action en nullité devant le tribunal, le 3 mai 2017. En outre, il ressort des éléments de la procédure que les parties se connaissaient et étaient en litige depuis de nombreuses années concernant d’autres marques. Ainsi, les demanderesses, qui pratiquaient une surveillance des agissements des défendeurs, connaissaient ou auraient dû connaître à compter de la publication de ces enregistrements, les marques dont elles sollicitaient la nullité.

Les demanderesses invoquaient par ailleurs le fait que la prescription ne s’applique pas à une action en nullité pour enregistrement de mauvaise foi. Toutefois, le vice de mauvaise foi dont le dépôt de marque est susceptible d'être entaché n'est pas de nature à rendre imprescriptible l'action formée à titre principal en nullité de la marque fondée sur ce vice et n'a pas pour effet de suspendre le délai de prescription.

Les demandes subsidiaires en revendication de la propriété des marques GEØGRAPHICAL NØRWAY, GEOGRAPHICAL NORWAY, GEOGRAPHICAL NORW, GEO NORWAY et GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION, présentées pour la première fois en appel, ne sont pas davantage recevables. En effet, la demande en revendication de propriété d’une marque du fait de son dépôt frauduleux ne tend pas aux mêmes fins que la demande initiale en nullité pour dépôt de mauvaise foi.

Il en résulte que seule est recevable l’action en nullité des marques GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION et GEO NORWAY, celles-ci ayant été déposées depuis moins de cinq années avant l'introduction de l'instance en nullité. Pour ce même motif, les défendeurs ne peuvent invoquer la forclusion par tolérance prévue aux articles L. 714-3 et L. 716-5 du CPI, dans leur version applicable à la cause.

La demande en nullité de la marque française semi-figurative GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION, pour fraude, est rejetée. Les demanderesses reprochaient notamment au défendeur d’avoir repris les « marqueurs » essentiels de l’univers NAPAPIJRI, dont la combinaison bénéficie d'une certaine notoriété, soit un cartouche rectangulaire dans lequel vient s'inscrire la marque, ce logo étant construit sur deux couleurs en contraste.

Les pièces fournies au débat par les demanderesses montrent que leur marque NAPAPIJRI a un positionnement sur le marché du vêtement « outdoor » de qualité et est connue comme inscrite dans un cartouche associé au drapeau norvégien. L’usage du terme « geographic », inscrit en petits caractères sous le logo « NAPAPIJRI » dont il est indissociable, est en revanche un élément moins connu, qui doit être considéré comme négligeable. La marque contestée a en commun avec les éléments que les demanderesses considèrent comme des emblèmes de leurs produits vestimentaires, la représentation d'un drapeau norvégien et le terme « GEOGRAPHICAL ». Toutefois, l’expression « GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION » est différente visuellement et phonétiquement de l’expression « NAPAPIJRI geographic » et le logo du signe contesté ne reprend pas la calligraphie particulière du logo invoqué. Ainsi, la seule reprise du drapeau norvégien associé à des expressions et logos dissemblables ne suffit pas à caractériser la mauvaise foi du déposant, ce d'autant que les produits en cause sont différents (appareils et instruments scientifiques, produits informatiques, véhicules, jeux et jouets, équipements sportifs pour la marque contestée et produits vestimentaires, sacs pour les marques des demanderesses). En outre, le défendeur a déposé la marque verbale GEOGRAPHICAL NORWAY sept années avant la marque semi-figurative GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION et antérieurement au dépôt de la marque semi-figurative NAPAPIJRI geographic. Les procédures antérieures ayant opposé les parties et portant sur d'autres signes sont également inopérantes à démontrer un comportement frauduleux du défendeur.

Il n’est ainsi pas suffisamment établi que le défendeur, en déposant la marque GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION, n'avait pas pour but de participer de manière loyale au jeu de la concurrence, mais avait l'intention de porter atteinte, d'une manière non conforme aux usages honnêtes, aux intérêts des demanderesses. La demande en nullité pour fraude de la marque française verbale GEO NORWAY, qui désigne des produits vestimentaires, est également rejetée.

La contrefaçon de la marque de l’Union européenne semi-figurative NAPAPIJRI geographic, par l’usage des signes semi-figuratifs GEOGRAPHICAL NORWAY et GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION, pour désigner des vêtements, n’est pas caractérisée. Le fait que ces signes figurent dans un cartouche rectangulaire dans lequel s'inscrit une expression en grandes lettres, l'usage du contraste des couleurs noires et blanches et d'un lettrage particulier, et la présence du terme « GEOGRAPHIC » sont insuffisants à caractériser un risque de confusion qui comprend le risque d'association, malgré l’identité des produits. En effet, les mots « NAPAPIJRI » et « GEOGRAPHICAL NORWAY », qui sont les éléments dominants des signes, sont très dissemblables, ainsi que la calligraphie utilisée.

L’atteinte à la marque de renommée de l’Union européenne n’est pas davantage caractérisée, les différences entre les signes, et particulièrement celles tenant à leurs éléments dominants, excluant l'existence d'un lien entre ceux-ci.

En revanche, il est fait droit à la demande en concurrence déloyale et parasitaire.

Les défendeurs ayant invoqué la prescription de cette action, les demanderesses ont répliqué que la computation du délai de prescription de l'article 2224 du Code civil, telle qu'elle résulte d’un arrêt de la Cour de cassation du 26 février 2020[3] ne pouvait être appliquée à l'instance en cours, cette nouvelle interprétation aboutissant à les priver d'un procès équitable alors qu'elles ne pouvaient ni connaître, ni prévoir cette nouvelle règle jurisprudentielle.

Toutefois, contrairement à ce qu'elles font valoir, avant l'arrêt de la Cour de cassation précité, l'ensemble de la jurisprudence ne considérait pas que le délai de prescription de l'action en concurrence déloyale courait à compter du dernier fait connu. En effet, la Cour de cassation décide depuis longtemps que le point de départ de la prescription d'une action en responsabilité délictuelle est la réalisation du dommage ou la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance.

Ainsi, il était prévisible pour les demanderesses, au moment de leur action en concurrence déloyale, de nature délictuelle, soumise au régime de la prescription de l'article 2224 du Code civil, que le délai quinquennal partait du jour où elles ont connu ou aurait dû connaître les faits leur permettant de l'exercer. Il importe peu que les agissements déloyaux se soient inscrits dans la durée, une telle décision ne résultant pas de l'interprétation nouvelle de dispositions qui sont en vigueur depuis la loi n°2008-561 du 17 juin 2008. En conséquence, la décision de la Cour de cassation du 26 février 2020 ne constituant pas en tant que telle un revirement de jurisprudence fixant un nouveau point de départ du délai de prescription, son application n'aboutit pas à priver les demanderesses d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

En l’espèce, il n’est pas établi que les demanderesses avaient connaissance ou auraient dû connaître avant 2012 les faits qu'elles dénoncent, les pièces versées au débat montrant seulement que l'expression « GEOGRAPHICAL NORWAY », seule ou accompagnée d'un logo, est utilisée mais n'est pas ou rarement apposée sur les vêtements, et que la représentation du drapeau norvégien n'est pas utilisée en association avec le signe semi-figuratif GEOGRAPHICAL NORWAY. De même, les litiges antérieurs qui ont opposé les parties, s'ils établissent que celles-ci se connaissaient, n'en portent pas moins sur des circonstances de faits distinctes.

Par conséquent, si les actes incriminés s'inscrivent dans la continuité de l'activité des défendeurs, ils concernent des faits distincts de ceux dont les demanderesses avaient connaissance ou auraient dû avoir connaissance cinq années avant l'assignation. L’action en concurrence déloyale et parasitaire des demanderesses ne peut donc être considérée comme prescrite.

Il est établi que la société défenderesse, même si elle commercialise également des produits totalement différents et exerce son activité dans des univers variés, a repris les points caractéristiques et emblématiques des produits commercialisés sous la marque NAPAPIJRI, qui bénéficient d'une notoriété certaine parmi le public français. Elle a apposé ceux-ci de la même manière sur des vêtements de formes très similaires aux parkas vendues par les demanderesses (s’enfilant par le cou), ce qui crée un risque de confusion entre les produits, la combinaison de ces points communs n'étant pas issue du fond commun du sport d'extérieur.

Cour d’appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 15 mars 2024, 21/21118 (M20240072 ; Dalloz Actualité, 29 avr. 2024, G. Vedel)
VF International SAGL et VF J France SASU c. Super Brand Licencing SAS, M. [D] [G], Artextyl SASU et al.
(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 21 oct. 2021, 17/06412)

[1] La société titulaire des marques a également formé des demandes en nullité devant l’EUIPO contre des marques de l’UE qui ne sont pas en cause dans la présente instance, sur la base de sa marque de l'UE semi-figurative NAPAPIJRI geographic. Dans un jugement récent, le tribunal de l’Union européenne (2e ch., 6 mars 2024, VF International SAGL c. EUIPO, T-639/22 ; Propr. industr., juin 2024, comm. 41, A. Folliard-Monguiral) a annulé la décision de la chambre de recours de l’EUIPO, rendue sur renvoi, qui avait rejeté le recours contre la décision de la division d'annulation de rejet de la demande en nullité de la marque semi-figurative GEOGRAPHICAL NORWAY EXPEDITION. La chambre de recours confirmait l’absence de dépôt de mauvaise foi de la marque contestée et d’atteinte portée à la renommée de la marque antérieure.

[2] Il a déjà été jugé que les nouvelles dispositions rendant imprescriptible l’action en nullité d’une marque n’étaient pas applicables lorsque la prescription était déjà acquise au moment de leur entrée en vigueur : CA Paris, pôle 5, 2e ch., 29 nov. 2023, Mme [J] [K] [P] [T] [N] [Y] - Princesse [J] [F] et al. c. Dopff & Irion SA, 21/18088, M20230246, PIBD 2024, 1221, III-4 ; CA Paris, pôle 5, 1re ch., 19 avr. 2023, L'institut des Arts Martiaux Vietnamiens Viet Vodao et al. c. Fédération Française de Karaté et Disciplines Associées, 21/12725 , M20230104 ; CA Bordeaux, 1re ch. civ., 25 oct. 2022, Stéphane E c. Vignobles Eymas et Fils EARL et al., 21/04291, M20220279 et TJ Paris, ord. JME, 24 févr. 2022, 20/10473. À l’inverse, une décision récente rendue en matière de brevet a déclaré que « en application des dispositions transitoires [résultant de l'article 124 III de la loi Pacte], l’article L. 615-8-1 [du CPI] s’applique aux brevets, qui, à la date d’entrée en vigueur du texte, n’ont pas fait l’objet d’une décision d’annulation ayant force de chose jugée, peu important que la prescription eût été acquise sous l’empire du droit antérieur. » (TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 28 mars 2024, Newmat SAS c. Normalu SAS, 19/14082 ; B20240023).

[3] Dans cet arrêt, la Cour de cassation (Cass. com., 26 févr. 2020, Association Confédération nationale des sociétés de protection des animaux de France et des pays d'expression française - défense de l'animal (CNSPA) c. Association Société protectrice des animaux (SPA), 18-19.153 ; M20200059 ; PIBD 2020, 1135, III-3) a cassé pour violation de l’article 2224 du Code civil, l'arrêt qui, pour déclarer mal fondée la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l'action en concurrence déloyale et parasitisme, a retenu que la concurrence déloyale et parasitaire constituait un quasi-délit continu de sorte que la prescription ne commençait à courir que du jour où les faits incriminés avaient cessé. Elle a estimé que la cour d'appel aurait dû faire partir le délai quinquennal du jour où la demanderesse à l'action a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer, peu important que les agissements déloyaux se soient inscrits dans la durée.