Jurisprudence
Marques

Annulation de la marque ART&LUX 1855 MILLESIME FABRIQUÉ EN FRANCE, désignant des chemises, pour déceptivité, le signe renvoyant à la classification des grands crus de Bordeaux de 1855 et à l’univers de ces vins

PIBD 1217-III-2
CA Bordeaux, 17 octobre 2023

Validité de la marque semi-figurative (non) - Caractère déceptif sur la nature, la provenance et la qualité du produit (oui) - Caractère évocateur - Fonction d’indication d’origine

Contrefaçon des marques semi-figuratives françaises et de l’UE (non) - 1°) Imitation (non) - Chiffres - Mise en exergue - Identité ou similarité des produits (non) - Fonction et destination - Complémentarité - Risque de confusion (non) - 2°) Atteinte à la marque de renommée (non) - Renommée - Preuve - Articles de presse

Pratiques commerciales trompeuses (non) - Manœuvres destinées à tromper le public pertinent - Altération du comportement économique du consommateur

Parasitisme - Volonté de se placer dans le sillage d’autrui (oui) -  Site internet - Reprise du même signe - Notoriété - Inspiration de l’univers d’autrui - Préjudice économique (non)

Texte
Marque de l’UE n° 005496898 du Conseil des grands crus classés 1855
Marque n° 4 440 948 de la société AL Concept
Texte

Le classement 1855 des vins bordelais est la première classification officielle des vins de Bordeaux établie à l'occasion de l'exposition universelle de Paris qui s’est tenue la même année. Le syndicat ayant engagé le litige, qui a notamment pour objet d'assurer la défense contre toute atteinte pouvant être portée aux mentions traditionnelles associées aux vins bénéficiant de ce classement, est fondé à demander la nullité de la marque semi-figurative « ART&LUX 1855 MILLESIME Fabriqué en France », désignant des chemises, pour déceptivité.

La mention « 1855 » figurant dans la marque contestée fait incontestablement référence à une date, dès lors qu'elle est associée au mot « Millesime », et renvoie, en ce sens, à l'univers du vin et des grands crus classés. Complétée par les mentions « ART&LUX » et « fabriqué en France », la marque évoque, pour le consommateur d'attention moyenne qui achète des chemises, à la fois l'ancienneté, la provenance et la qualité du produit, alors que cette marque n’existe que depuis 2009. Par ailleurs, ces mentions verbales sont contenues dans un carré de couleur rouge de sorte que cette présentation évoque, pour le consommateur moyen, une étiquette et renvoie dès lors aux étiquettes des grands crus et aux châteaux dont ils proviennent. La marque est ainsi de nature à induire la croyance chez le consommateur moyen à un produit d'exception, dont la marque existe depuis 1855, susceptible de constituer un produit dérivé ou une émanation des crus classés en 1855, et à faire croire en conséquence à un lien économique entre les deux marques.

La société poursuivie observe avec justesse que l'année 1855 présente également une relation avec le monde de la haute couture puisqu'à l'occasion de l'exposition universelle, il avait également été  présenté au monde la machine à coudre Singer, fleuron de l'industrie française, qui a d'ailleurs remporté le premier prix. Néanmoins, l'importance visuelle de la mention « 1855 », immédiatement associée à la mention « Millésime », oriente naturellement le même consommateur moyennement attentif à associer ces deux mentions, c'est-à-dire à relier la première à l'univers du vin et non pas à celui de la haute couture, et ce quand bien même des chemises seraient commercialisées sous la marque contestée. En conséquence, cette marque, qui revêt un caractère déceptif, ne remplit pas sa fonction d'identification des produits qu'elle désigne et doit être annulée en application de l’article L. 711-3, c) du CPI, dans sa version applicable au présent litige.

La marque semi-figurative « ART&LUX 1855 MILLESIME Fabriqué en France » ne constitue pas la contrefaçon par imitation, au sens de l’article L. 713-3, b) du CPI (dans sa version applicable au présent litige), des marques française et de l’Union européenne semi-figuratives « 1855 » qui appartiennent au syndicat. La marque litigieuse inclut, dans un agencement particulier évoquant une étiquette de vin, la mention « 1855 » proéminente, en gros caractères gras,  qui, associée à la mention « Millésime », évoque à la fois une date et l'univers des vins de prestige. Cette mention, telle qu'elle est représentée, ne fait pas visuellement corps avec l'ensemble dont elle se détache et elle attire très nettement l'attention du consommateur. Cependant, les chemises qui sont commercialisées sous la marque litigieuse ne constituent pas des articles identiques aux tabliers qui sont commercialisés sous les marques « 1855 ». Il ne s'agit pas non plus d'articles similaires dès lors qu'ils n'ont pas la même fonction, ni utilisation, l'un ayant une fonction strictement vestimentaire (la chemise), tandis que l'autre (le tablier) est un équipement de travail, accessoire technique ou professionnel réservé à la cuisine, aux vins ou aux travaux de manipulation de denrées alimentaires, destiné à protéger ou à être revêtu pour des motifs d'hygiène. Ils ne sont pas davantage concurrents, ni complémentaires.

L'action engagée sur le fondement de l'article L. 713-5 du CPI (dans sa version applicable au présent litige), visant l’atteinte à la marque de renommée, oblige le demandeur à établir la connaissance de la marque « 1855 » par une partie significative du public concerné par les produits couverts par elle. S'agissant des seuls produits dont elle se prévaut (vins et tabliers), le public concerné est identique dès lors que les tabliers vendus sous la marque sont intimement liés à la dégustation des crus classés. Le demandeur produit de nombreux articles de presse publiés dans des revues spécialisées (La revue des vins de France, Le Figaro, Le Point, Sud Ouest...), des revues françaises ou étrangères (Huffington Post, Washington Post), mais également des films évoquant le prestige des crus classés du Bordelais et la classification de 1855. La diversité de provenance de ces articles atteste, certes, d'un rayonnement des grands crus classés en 1855 en France comme à l'international. Toutefois, aucun des éléments produits ne permet d'affirmer, en dehors de tout élément permettant de déterminer les parts de marchés détenues par la marque, l'intensité de son usage, l'ampleur de la promotion des marques et des investissements réalisés par le demandeur pour sa promotion, ou de toute étude, audit ou sondage d'opinion permettant de mesurer la connaissance effective de la marque auprès d'une partie significative du public concerné par les produits ou services couverts par la marque. Il n’est donc pas démontré que la marque « 1855 » constitue une marque de renommée au sens de l'article précité, méritant protection à ce titre.

Les éléments invoqués au titre de la déceptivité de la marque « ART&LUX 1855 MILLESIME Fabriqué en France » sont également invoqués par la demanderesse au titre des pratiques commerciales trompeuses. Cependant, alors que la nullité pour déceptivité de la marque sanctionne la confusion que crée la marque sur un public de consommateurs moyens du fait de son seul contenu, la pratique commerciale trompeuse sanctionne des comportements ayant pour finalité la même tromperie du consommateur moyen, en sorte qu'elle suppose que soit mis en évidence des manœuvres destinées à tromper le public pertinent sur les mêmes éléments caractérisant la déceptivité de la marque. En outre, cette pratique doit être de nature à altérer ou créer un risque d'altérer de manière substantielle le comportement économique du public pertinent, le conduisant à prendre une décision commerciale qu'il n'aurait pas prise autrement.

Le seul emploi de la mention protégée « 1855 » dans la marque litigieuse n'est pas suffisant à caractériser une pratique commerciale déloyale ou trompeuse, constitutive d'une faute, même s’il s’agit ici d’une stratégie commerciale axée sur l'univers du vin et des grands crus classés 1855 et d’une habile référence à l'année 1855 en tant qu'elle a également vu l'avènement de la machine à coudre Singer. Or, même à retenir que le risque de confusion créé par cette marque, sur un public pertinent, résulte d'une pratique commerciale déloyale ou trompeuse, les documents versés aux débats ne contiennent aucun élément de nature à établir que cette confusion a pu altérer d'une quelconque manière ou créer un risque d'altération, a fortiori de manière substantielle, du comportement commercial de ce consommateur au profit de la marque litigieuse ou au détriment de la marque « 1855 », alors que ces deux marques ne recouvrent pas les mêmes produits ou services.

Cour d’appel de Bordeaux, 1re ch. civ., 17 octobre 2023, 20/05136 (M20230208)
Syndicat Le Conseil des grands crus classés 1855 c. Al Concept SAS
(Infirmation partielle TJ Bordeaux, 1re ch., 3 nov. 2020, 19/04799)