Questions préjudicielles - Validité des marques semi-figuratives - Mention d’une date - Caractère déceptif
La société Maison Fauré Le Page, qui exerçait une activité de vente d’armes et d’accessoires en cuir depuis 1716, a été dissoute en 1992, son patrimoine ayant été transféré à la société Saillard. Cette dernière avait déposé, en 1989, la marque FAURÉ LE PAGE pour désigner notamment le cuir et les imitations du cuir, les malles et les valises, qui a été cédée en 2009 à la société Fauré Le Page, nouvellement immatriculée au Registre du commerce et des sociétés quelques jours auparavant. Celle-ci a déposé en 2011 les marques FAURÉ LE PAGE PARIS 1717 pour désigner notamment les « cuir et imitations du cuir ; malles et valises ; sacs de voyage ; sacs à main ». La société Goyard ST-Honoré, qui fabrique et commercialise des articles de voyage et de maroquinerie, a agi en annulation de ces marques pour caractère trompeur.
La cour d’appel de Paris a rejeté cette demande et son arrêt a été partiellement cassé par un premier arrêt de la Cour de cassation. La cour d’appel de renvoi a annulé les marques en retenant qu’elles étaient de nature à entraîner un risque grave de tromperie du consommateur. Elle a notamment jugé que les termes « PARIS 1717 » évoquaient les lieu et date de création de l'entreprise et amenaient en particulier le public à croire à une continuité d'exploitation depuis cette date, ainsi qu'à une transmission de savoir-faire de l'ancienne Maison Fauré Le Page à la société titulaire des marques litigieuses. Cette dernière a formé un pourvoi contre cet arrêt en invoquant la violation de l'article L. 711-3, c) du CPI, interprété à la lumière de l'article 3, § 1, g), de la directive 2008/95/CE.
♦ Motifs justifiant le renvoi préjudiciel par la Cour de cassation :
Dans son arrêt Elizabeth Emanuel[1], la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a rappelé que les cas de refus d'enregistrement visés par l'article 3, § 1, g) de la directive 89/104/CEE supposent que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur. Elle a ensuite jugé que, quand bien même un consommateur moyen pourrait être influencé dans son acte d'achat en imaginant que la personne physique dont le nom est enregistré en tant que marque a participé à la création du produit revêtu de la marque, cette circonstance ne peut être, à elle seule, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance dudit produit.
La cour d’appel a annulé les marques FAURÉ LE PAGE PARIS 1717 pour déceptivité, en retenant qu’est trompeuse la communication, par le signe déposé à titre de marque, d'informations fausses sur l'entreprise, dont le consommateur moyen des produits ou services pour lesquels la marque a été enregistrée déduit que ceux-ci jouissent d'une qualité ou d'un prestige particuliers. Cette interprétation paraît compatible avec le caractère exemplatif de la liste de l'article 3, § 1, g) de la directive 2008/95/CE.
Un sondage produit aux débats devant la cour d'appel par la société demanderesse démontre également que l'ancienneté de l'entreprise revendiquée par une marque influence la décision d'achat du consommateur des produits, en particulier dans le secteur économique de la maroquinerie de luxe, de sorte que l'ancienneté de l'entreprise est une donnée importante pour le consommateur, dont la décision d'achat se trouve ainsi influencée par cette information. Une telle mention constitue, par conséquent, un facteur de ralliement de la clientèle et, partant, confère un avantage concurrentiel.
Or, il résulte des constatations de l'arrêt d’appel qu'en déposant les marques litigieuses, la société défenderesse se présente de manière mensongère comme étant le « successeur » de l'ancienne Maison Fauré Le Page.
Le précédent arrêt de la Cour de cassation rendu dans cette affaire reprochait précisément au premier arrêt de la cour d'appel de retenir cette qualité de « successeur », sans constater que la société titulaire des marques litigieuses avait continué ou repris les activités de la société Saillard ou qu'elle serait aux droits de cette dernière, ni caractériser en quoi la seule cession de la marque antérieure FAURÉ LE PAGE donnait le droit à cette société de se prévaloir auprès du public de l'ancienneté de la Maison Fauré Le Page. La Cour de cassation considérait en effet que le caractère déceptif d'une marque ne se limitait pas à un message trompeur sur les seules caractéristiques du produit ou du service, mais pouvait concerner les caractéristiques de l'entreprise titulaire de la marque elle-même, et en particulier son ancienneté, dès lors que le consommateur était susceptible de déduire de l'information fausse ainsi communiquée par la marque que le produit qui en était revêtu possédait certaines qualités ou jouissait d'un certain prestige pouvant influencer sa décision d'acquérir le produit.
Par ailleurs, dans son arrêt Copad[2], la CJUE a retenu, s'agissant de l'atteinte à la qualité des produits susceptible d'être reprochée à un licencié par le titulaire de la marque, que la qualité des produits de prestige ne résulte pas uniquement de leurs caractéristiques matérielles mais également de l'allure et de l'image de prestige que leur confère une sensation de luxe.
Dès lors, la question se pose de savoir si, à tout le moins dans le domaine des produits de luxe, lorsque la marque ou l'un de ses éléments confère aux produits qu'elle désigne une image de prestige influant sur la décision d'achat du consommateur de ces produits, il n'y a pas lieu à annulation de la marque si cet élément est faux.
Selon la titulaire des marques litigieuses, pour être considérée comme déceptive, la marque doit être de nature à tromper le consommateur, non sur l'entreprise, mais sur la nature et les caractéristiques des produits ou des services désignés à l'enregistrement. Elle fait valoir que c'est ainsi que doit être compris l'arrêt Elizabeth Emanuel précité.
Elle ajoute notamment que le Tribunal de l'Union européenne (TUE) a jugé, en application des dispositions de l'article 7, § 1, g), du règlement (CE) n° 207/2009, identiques, en substance, à celles de l'article 3, § 1, g) de la directive 2008/95/CE, que l'appréciation du motif absolu de refus tiré du caractère trompeur d'une marque ne peut être portée que par rapport aux produits ou aux services concernés, que la mise en œuvre de ce motif implique une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services couverts par la marque et que ce n'est que lorsque le consommateur visé est amené à croire que les produits ou les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité, qu'il est trompé par la marque[3].
Elle en déduit que les marques FAURÉ LE PAGE PARIS 1717, qui ne décrivent aucune caractéristique spécifique des articles de maroquinerie visés mais véhiculent tout au plus une idée générale de qualité, ne peuvent être regardées comme trompeuses.
L’avocate générale évoque notamment une étude relative à la perception de l'ancienneté de l'entreprise véhiculée par la marque dont il résulte que, dans certains secteurs, l'ancienneté confère un avantage concurrentiel au fournisseur des produits ou des services et une survaleur à la marque pouvant revendiquer une telle ancienneté, en raison du savoir-faire et de la qualité attendus d'une continuité de l'entreprise par le consommateur des produits ou services concernés.
Il ne semble pas que la CJUE ait eu l'occasion d'approuver la jurisprudence du TUE précitée. Si son arrêt Elizabeth Emanuel précité est susceptible d'être interprété en ce sens que n'est pas trompeuse la marque qui induit le consommateur en erreur sur les qualités de l'entreprise qui fabrique les produits revêtus de la marque, il a néanmoins été rendu dans l'hypothèse particulière d'une marque constituée d'un nom de créateur, de sorte que des considérations propres à ce contexte peuvent expliquer la solution retenue.
En l'espèce, il résulte des appréciations souveraines des juges d’appel que les marques FAURÉ LE PAGE PARIS 1717 sont perçues comme revendiquant faussement, pour leur titulaire, une ancienneté de plusieurs siècles dans l'activité de maroquinier et que l'information erronée ainsi véhiculée est susceptible d'influencer la décision d'achat des consommateurs des produits qui sont revêtus de l'une de ces marques, dès lors que les consommateurs des articles de maroquinerie de luxe attachent de l'importance à l'histoire et à l'ancienneté de l'entreprise qui les commercialise. La solution du litige dépend donc du point de savoir si ce constat suffit à retenir le caractère trompeur des marques.
♦ Les questions préjudicielles :
1. L'article 3, § 1, g), de la directive n° 2008/95/CE doit-il être interprété en ce sens que la mention d'une date de fantaisie dans une marque communiquant une information fausse sur l'ancienneté, le sérieux et le savoir-faire du fabricant des produits et, partant, sur une des caractéristiques non matérielles desdits produits, permet de retenir l'existence d'une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur ?
2. En cas de réponse négative à la première question, cet article doit-il être interprété en ce sens :
a) qu'une marque peut être considérée comme déceptive lorsqu'il existe un risque que le consommateur des produits et services qu'elle désigne croie que le titulaire de cette marque jouit d'une ancienneté séculaire dans la production de ces produits, leur conférant une image de prestige, alors que tel n'est pas le cas ?
b) que, pour que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, dont dépend le constat du caractère déceptif d'une marque, il faut que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services pour lesquels elle est enregistrée, de sorte que le consommateur visé soit amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité ?
Cour de cassation, ch. com., 5 juin 2024, 22-11.499 (M20240138)[4]
Fauré Le Page Maroquinier SAS et Fauré Le Page Paris SAS c. Goyard ST-Honoré SAS
(Renvoi préjudiciel ; pourvoi c. CA Paris, pôle 5, 1re ch., 23 nov. 2021, 20/08095, M20210280, PIBD 2022, 1176, III-4, Les MÀJ Irpi, 36, mars 2022, p. 8, J. Wathelet ; rendu sur renvoi après cassation partielle : Cass. com., 27 juin 2018, 16-27.856, M20180258, PIBD 2018, 1100, III-554 rectifié par Cass. com., 10 oct. 2018 ; D. IP/IT, 12, 2018, p. 692, K. Disdier-Mikus et H. Miereanu, Propr. intell., 70, janv. 2019, p. 48, p. 54, J. Canlorbe ; CA Paris, pôle 5, 1re ch., 4 oct. 2016, 15/04193, M20160453)
[1] CJCE, 3e ch., 30 mars 2006, Elizabeth Emanuel, C-259/04 (M20060181 ; D. aff., 30, 7 sept. 2006, p. 2109, D. Poracchia et C. Maetz ; Comm. com. électr., juill.-août 2006, p. 29, C. Caron ; D. aff., 21, 1er juin 2006, p. 1455, J. Daleau ; Propr. industr., avr. 2020, chron. 3, J. Canlorbe). Dans cette affaire, la Cour de justice a répondu à plusieurs questions préjudicielles relatives à la déceptivité d'une marque comme motif absolu de refus ou de nullité et comme motif de déchéance. Les questions avaient été posées à l’occasion d’un litige qui opposait, au Royaume-Uni, une créatrice de robes de mariée à une société qui avait déposé une demande d’enregistrement de la marque ELIZABETH EMANUEL, constituée de son nom patronymique. Cette demande de marque intervenait suite à des cessions successives du fonds de commerce initial, de la clientèle et d’une marque antérieure éponyme. En citant ce même arrêt de la Cour de justice, la Cour de cassation (ch. com., 28 févr. 2024, PMJC SAS c. M. [W] [X] et al., 22-23.833 ; M20240051 ; PIBD 2024, 1223, III-3 avec une note de S. Lepoutre ; D. Actu., 12 mars 2024, Y. Basire ; JCP E, 11, 14 mars 2024, p. 12 ; Légipresse, 423, mars 2024, p. 150, A. Blocman, C. Lamy ; Les MÀJ Irpi, 57, avr. 2024, p. 13, C. Grudler ; Propr. industr., mai 2024, p. 26, N. Binctin ; RJDA, mai 2024 ; JCP E, 23, 6 juin 2024, p. 49, R. Thiancourt ; LEPI, mai 2024, p. 6, J.-P. Clavier), a posé une question préjudicielle à la CJUE afin de savoir si l’article 12, § 2, b), de la directive 2008/95/CE et l’article 20, b), de la directive (UE) 2015/2436, relatifs à la déchéance pour déceptivité, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent au prononcé de la déchéance d'une marque constituée du nom de famille d'un créateur en raison de son exploitation postérieure à la cession dans des conditions de nature à faire croire de manière effective au public que ce créateur participe toujours à la création des produits revêtus de cette marque alors que tel n'est plus le cas.
[2] CJCE, 1re ch., 23 avr. 2009, Copad, C-59/08 (M20090184 ; PIBD 2009, 897, III-1086 ; Comm. com. électr., juill.-août 2009, p. 25, C. Caron ; JCP E, 27, 2 juill. 2009, p. 24, C. Caron ; Propr. industr., juin 2009, p. 30, P. Tréfigny-Goy et A. Folliard-Monguiral).
[3] TUE, 3e ch., 29 nov. 2018, Khadi and Village Industries Commission / EUIPO - BNP Best Natural Products, T-683/17 ; TUE, 6e ch., 29 juin 2022, Hijos de Moisés Rodríguez González / EUIPO - Irlande et Ornua, T-306/20 ; TUE, 8e ch., 29 nov. 2023, Myforest Foods / EUIPO, T-107/23.
[4] Les juridictions françaises se sont prononcées à de rares occasions sur la question de la nullité pour déceptivité d’une marque qui comprend une référence à une date. Voir notamment :
- CA Bordeaux, 1re ch. civ., 17 oct. 2023, Le Conseil Des Grands Crus Classés 1855 (syndicat professionnel) c. Al Concept SAS, 20/05136 (M20230208 ; PIBD 2023, 1217, III-2) ; marque semi-figurative ART&LUX 1855 MILLESIME Fabriqué en France :
« La mention 1855 fait ici incontestablement référence à une date dès lors qu'elle est associée au mot MILLESIME et renvoie en ce sens à l'univers du vin et des grands crus classés. Complétée par les mentions ART&LUX, de même que celle de la fabrication en France, la marque déposée par la société Al Concept évoque pour le consommateur d'attention moyenne qui achète ces chemises numérotées de 1 à 100, à la fois l'ancienneté, la provenance et la qualité du produit, peu important en l'espèce que s'agissant de l'ancienneté, la mention 1855 ne soit pas précédée de la mention 'depuis'.
[…]
Elle est ainsi de nature à induire la croyance chez le consommateur moyen à un produit d'exception, dont la marque existe depuis 1855, susceptible de constituer un produit dérivé ou une émanation des crus classés en 1855 et à faire croire en conséquence à un lien économique entre les deux marques.
Et il s'agit bien d'une croyance erronée concernant tant la qualité, que la provenance des chemises commercialisées sous sa marque dès lors que la société Al Concept ne conteste pas que sa marque n'existe que depuis 2009, qu'elle n'a aucune relation de provenance avec l'univers des vins d'exception millésimés, ni avec les crus classés en 1855.
Si la société Al Concept observe justement que l'année 1855 présente également une relation avec le monde de la haute couture puisqu'à l'occasion de l'exposition universelle de 1855 [O] [S] avait également présenté au monde la machine à coudre Singer, fleuron de l'industrie française, qui y a d'ailleurs remporté le premier prix, l'importance visuelle de la mention '1855' immédiatement associée à la mention 'MILLESIME', toutes deux contenues dans une étiquette, oriente pourtant naturellement le même consommateur moyennement attentif à associer ces deux mentions, c'est à dire à relier la première à l'univers du vin et non pas à celui de la haute couture et ce quand bien même des chemises seraient commercialisées sous la marque.
La marque en litige revêt bien ici un caractère déceptif, ne remplissant pas son office d'identification des produits qu'elle désigne, en sorte que la nullité en sera prononcée […]».
- TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 15 nov. 2013, Mariage Frères SA et. al. c. The Wellness Group et. al., 08/17554 (M20130714 ; PIBD 2014, 1003, III-300) ; marque semi-figurative TWG TEA 1837 :
« […] l'ensemble des codes et des mots utilisés fait croire au consommateur de thé que l'entreprise commercialisant les produits marqués a été créée en 1837, puisque celte date est associée à la dénomination de son titulaire.
En aucun cas, le consommateur français de thé, même averti, ne peut comprendre que cette date évoque en réalité la libéralisation du marché du thé à Singapour.
Or, pour le consommateur de thé, l'ancienneté d'une marque constitue un critère déterminant pour la qualité du produit puisqu'elle implique un savoir-faire et une connaissance profonde des produits.
Il en résulte que par l'apposition de l'année 1837, la marque dont est titulaire la société TWG TEA a un caractère déceptif et qu'il convient de prononcer sa nullité conformément à l'article L. 711-3 du code de la propriété intellectuelle.».