Jurisprudence
Brevets

Demandes de brevet européen - Désignation d’une intelligence artificielle comme inventeur

PIBD 1142-III-2
OEB, 27 janvier 2020, avec une note

Rejet de demandes de brevet européen - Désignation d’inventeur - Intelligence artificielle

Texte

Sont rejetées  deux demandes de brevet européen dans lesquelles un système d'intelligence artificielle a été désigné en tant qu'inventeur. Une telle désignation ne répond pas aux critères de l’article 81 et de la règle 19(1) de la Convention sur le brevet européen. L’inventeur doit être un être humain et non une machine, et plus précisément une personne physique ayant un nom de famille, un prénom et une adresse.

OEB, 27 janvier 2020, 18 275 163.6 et 18 275 174.3
Stephen T c. OEB

Titre
NOTE
Texte

Une intelligence artificielle peut-elle être désignée comme inventeur dans une demande de brevet ?

En janvier 2020, la section de dépôt de l’Office Européen des Brevets (OEB) a émis deux décisions de rejet suite à une procédure orale (laquelle s’est tenue en novembre 2019) concernant les demandes de brevet européen EP 18 275 163 et EP 18 275 174[1], pour défaut de désignation d’inventeur. Dans les deux demandes, le déposant avait désigné comme inventeur une machine appelée « DABUS », décrite comme « un type d'intelligence artificielle connexionniste ». La section de dépôt a considéré qu’une telle désignation d’inventeur ne répondait pas aux critères de l’article 81[2] et de la règle 19(1)[3] de la Convention sur le brevet européen (CBE), en rappelant à ce titre que l’inventeur devait être une personne physique ayant un nom de famille, un prénom et une adresse.

Si le déposant reconnaît qu’un système d’intelligence artificielle pourrait ne pas avoir de droits moraux ou de propriété, il estime que cela n’empêche pas qu’il soit reconnu et désigné comme inventeur. Il invoque notamment pour cela le droit du public à connaître l’inventeur véritable, le fait que la règle 19(1) CBE n’exigerait pas que l’inventeur soit une personne physique, et le fait que rejeter une demande de brevet sur le motif de la règle 19(1) reviendrait à exclure de la brevetabilité les inventions réalisées par des IA.

La section de dépôt répond par une application stricte et littérale de la règle 19(1) et estime que l’indication du terme « DABUS » ne remplit pas les conditions exigées. Elle rappelle que le cadre de la CBE ne prévoit que les cas de personnes physiques ou morales ou de sociétés assimilées à une personne morale (article 58 CBE) et ne prévoit pas le cas de « non-personnes » en tant que déposant, inventeur ou autre intervenant dans la procédure. La section de dépôt fait observer que selon le standard international[4], il semble que l’inventeur ne pourrait faire référence qu’à une personne physique.

La section de dépôt indique qu’à l’heure actuelle les systèmes ou machines d’IA n’ont aucun droit car elles n’ont pas de personnalité juridique. Elle rappelle que dans le cas des personnes non physiques, l’existence d’une personnalité juridique relève de fictions issues de la législation ou de la jurisprudence, que cependant, aucune législation ou jurisprudence n’établit une telle fiction pour l’intelligence artificielle. Ainsi, une IA (machine ou système) ne peut pas avoir de droits habituellement dévolus à l’inventeur tels que le droit d’être mentionné ou désigné comme inventeur. Le fait qu’aucune chambre de l’OEB n’ait été amenée à se prononcer sur cette question jusqu’à présent ne doit pas mener à la conclusion que cela puisse être accepté au regard de la CBE.

Dans la demande de brevet, le déposant revendiquait également le droit à l’invention d’abord en tant qu’employeur, puis comme ayant-droit de l’inventeur DABUS[5]. La section de dépôt de l’OEB a également rejeté cette revendication du droit au brevet en indiquant que cela était contraire aux articles 81 et 60(1) CBE et qu’une IA ne pouvait pas transférer de droits ni ne pouvait d’ailleurs être employée.

Concernant la question de la brevetabilité des inventions réalisées par IA, la section de dépôt indique le caractère distinct de l’exigence d’une désignation d’inventeur dûment complétée d’une part (article 81 et règle 19(1) CBE) et de l’exigence de fond en matière de brevetabilité (articles 52-57 CBE) d’autre part, et qu’aucune information sur le respect de l’une de ces exigences ne peut avoir de conséquence ni d’interférence sur le respect de l’autre.

Le déposant n’ayant pas souhaité modifier sa désignation d’inventeur, la section de dépôt a émis une décision de rejet de la demande le 27 janvier 2020. Le déposant a formé recours contre cette décision et a déposé son mémoire de recours le 27 mai 2020. Ce recours sera traité par la chambre de recours juridique de l’OEB.

Arguments du mémoire de recours :

Dans son mémoire de recours[6], le demandeur reproche notamment à la section de dépôt, d’avoir rejeté la demande avant même l’expiration du délai de 16 mois à compter du dépôt/de la priorité pour fournir la désignation d’inventeur, d’avoir basé sa décision de rejet sur des faits et preuves qui ne lui avaient pas été présentés lors de la procédure orale, et d’être allée au-delà de sa compétence dans la mesure où la décision serait fondée sur des questions de droit matériel et de principes juridiques de fond allant au-delà des exigences formelles de la CBE.

Sur le fond, le déposant invoque plusieurs points.

Il rappelle à titre liminaire que l’objet de son appel est de déterminer si la loi sur les brevets permet de nommer une IA comme inventeur ou si, au contraire, la loi actuelle des brevets interdit spécifiquement de nommer une IA comme inventeur et/ou interdit la brevetabilité des inventions réalisées par IA.

Concernant le droit à l’invention, le déposant estime que la détention des droits peut être obtenue autrement que par la « dévolution à l’employeur » ou par « cession des droits », que cela relève des dispositions nationales[7], qui ne peuvent être limitées par l’OEB. Il invoque ainsi la législation du Royaume-Uni[8] pour justifier de son droit au titre.

Concernant la désignation d’une IA comme inventeur, il estime qu’une telle reconnaissance est essentielle pour distinguer les inventions réalisées par un esprit humain (personne physique) de celles réalisées par une machine. En effet, faute d’une telle distinction, l’activité des inventeurs personnes physiques se verrait dévaluée, dans la mesure où ces dernières ne sont pas sur un pied d’égalité avec une machine dont les créations vont au-delà des capacités humaines.

Par ailleurs, il indique que pour palier au défaut de désignation d’inventeur, les déposants pourraient être amenés à faire de fausses déclarations en indiquant comme inventeur une personne physique « non-inventeur » à la place de l’IA, ce que l’OEB ne vérifierait pas[9]. Il juge alors la position de la section de dépôt contradictoire puisque d’un côté elle ne vérifie pas l’exactitude de la désignation d’inventeur et, en même temps, elle voudrait limiter l’inventeur à une nature spécifique, ce qui revient donc à s’intéresser au contenu de la désignation.

Concernant la réservation de la désignation d’inventeur à des personnes physiques, le déposant relève que ni la CBE ni son règlement d’application ne font référence à une « personne physique » dans le cadre de la désignation d’inventeur. Selon lui la section de dépôt n’a donc pas de fondement juridique pour refuser une IA comme inventeur désigné. Il estime par ailleurs que, contrairement à ce qu’affirme la section de dépôt, il n’y a pas non plus de standard international sur la nature de l’inventeur[10].

Le déposant estime en outre que, dans la mesure où la section de dépôt a conditionné l’acceptation de la désignation d’inventeur à la nature de ce dernier, elle a rejeté la demande de brevet, non pas sur des motifs de forme, mais sur des motifs qui relèvent du droit substantiel. Selon le déposant, la question de la désignation de l’inventeur, qui consiste à identifier les contributeurs à l’invention, doit être décorrélée de la question des droits qu’un inventeur personne physique peut avoir du fait des législations en vigueur. Le déposant ne remet pas en cause le fait qu’une IA, n’ayant pas de personnalité juridique, ne peut pas avoir de droit, et il indique que c’est d’ailleurs à ce titre qu’il s’est désigné comme demandeur du brevet et non l’IA « DABUS ».

Sur la brevetabilité des inventions réalisées par des IA, le demandeur indique que la CBE ne prévoit pas explicitement la possibilité de délivrer un brevet pour une invention réalisée par une IA mais ne l’exclut pas non plus explicitement. Il indique que l’OEB s’est accordé sur le fait que les inventions d’IA qui respectent les critères de brevetabilité sont éligibles à l’attribution d’un brevet[11]. De prime abord le simple fait que l’invention ait été réalisée par une IA ne devrait donc pas peser sur la question de la brevetabilité de l’invention, laquelle ne peut être évaluée qu’après un examen au fond.

À la fin de son mémoire de recours, le déposant ouvre des perspectives allant au-delà de la seule question de la désignation d’inventeur. Notamment, il pose la question du principe même de la brevetabilité des inventions réalisées par des IA. L’avis du déposant est qu’un refus de ce type d’inventions nécessiterait non seulement une modification de lois actuelles du droit des brevets, mais poserait plusieurs difficultés pratiques, et surtout remettrait en cause le principe économique des brevets qui consiste à inciter l’innovation. En effet, bien que les IA ne puissent pas être stimulées ou incitées à créer, les personnes ayant investi dans le système d’IA peuvent l’être.

Situation dans les autres Offices

Des demandes de brevet désignant la même IA « DABUS » comme inventeur ont également été déposées au Royaume-Uni, en Allemagne et aux États-Unis. En France, aucune demande de brevet n’a été déposée en revendiquant une IA comme inventeur. L’INPI n’a donc pas encore été confronté à la question contrairement à l’OEB, à l’UKIPO[12], au DPMA, à l’USPTO ou à l’OMPI.

Au Royaume-Uni, la demande de brevet a également été rejetée, au motif que « DABUS n'est pas une personne au sens des articles 7 et 13 de la Loi et ne peut donc pas être considéré comme un inventeur »[13] et, en outre, que « le demandeur n'a toujours pas le droit de demander un brevet simplement en raison de la propriété de DABUS ». Un appel de cette décision a été formé le 18 décembre 2019. Tout comme l’OEB qui a publié la demande de brevet en indiquant que la désignation d’inventeur n’a pas encore été fournie, l’UKIPO a publié la demande en mentionnant dans la rubrique inventeur « not yet decided ».

À l’USPTO tout comme au DPMA, la demande a été rejetée sur le même motif d’absence de désignation d’inventeur.

À l’OMPI, le Bureau International (BI) a publié, le 23 avril 2020, la demande internationale PCT correspondant aux demandes de brevet EP[14], et cette publication contient le nom de DABUS comme l’inventeur désigné[15].

Il sera intéressant de suivre l’issue de ce recours à l’OEB et de voir si les arguments du déposant, d’une part, et la position visiblement plus ouverte, au premier abord, de l’OMPI, d’autre part, feront changer d’avis l’OEB. Il est également intéressant de noter que des discussions sur ces questions, avec un champ beaucoup plus large que la question de la désignation d’une IA comme inventeur dans une demande de brevet, ont lieu actuellement au sein des différents Offices de PI[16] et notamment de  l’OMPI[17]  : elles pourront peut-être influer sur les considérations en matière d’inventions réalisées par des IA au sein des différents offices PI.

Élodie Durbize
Responsable du pôle international à l’INPI

[1] Demandes déposées respectivement le 17 octobre 2018 et le 7 novembre 2018, sans revendication de priorité.

[2] Article 81 - Désignation de l'inventeur : « La demande de brevet européen doit comprendre la désignation de l'inventeur. Si le demandeur n'est pas l'inventeur ou l'unique inventeur, cette désignation doit comporter une déclaration indiquant l'origine de l'acquisition du droit au brevet européen. »

[4] Voir résultats de la consultation réalisée par l’OEB en 2018/2019.

[5] Le déposant a corrigé la déclaration dans laquelle il revendiquait le droit à l’invention en tant qu’employeur, pour finalement la revendiquer en tant que successeur en titre des droits.

[6] Mémoire disponible dans le Registre européen des brevets.

[7] Conformément au Protocole sur la compétence judiciaire et la reconnaissance de décisions portant sur le droit à l'obtention du brevet européen du 5 octobre 1973 (Protocole sur la reconnaissance).

[8] UK Patens Act 1977, Section 7 : derivations of right “by virtue of any enactment or rule of law, or any foreign law or treaty or international convention, or by virtue of an enforceable term of any agreement entered into with the inventor before the making of the invention, was or were at the time of the making of the invention entitled to the whole of the property in it (other than equitable interests) in the United Kingdom”.

[9] Selon les dispositions de la règle 19(2), l'OEB n'est pas responsable de vérifier l’exactitude de la désignation d’inventeurs.

[10] Voir point 13 de l’argumentaire dans le mémoire de recours du déposant.

[11] Voir IP5 Expert Round Table conclusions, discutées au point 11.1 de l’annexe au recours.

[12] Voir demandes GB1816909.4 et GB1818161.0.

[13]I have found that  DABUS is not a person as envisaged by sections 7 and 13 of the  Act and so cannot be considered an inventor. However, even if I am wrong on this point, the applicant is still not entitled to apply for a patent simply by virtue of ownership of DABUS, because a satisfactory derivation of right has not been provided. The applications shall be taken to be withdrawn at the expiry of the sixteen-month period specified by rule 10(3).”, decision BL O/741/19, 4 December 2019, HUW JONES, Deputy Director, acting for the Comptroller.

[14] Demande PCT publiée sous le numéro WO2020079499 revendiquant la priorité des 2 demandes EP.

[15] Sur la demande publiée, l’inventeur est désigné comme suit « DABUS THE INVENTION WAS AUTONOMOUSLY GENERATED BY AN ARTIFICIAL INTELLIGENCE [US] ».

[16] Voir notamment « Request for Comment on Patenting AI Inventions » publié par l’USPTO le 27 août 2019,  « Conversation on IP and AI » publié par l’OMPI le 13 décembre 2019.

[17] La 2e session du dialogue sur l’IA et la PI s’est tenue du 7 au 9 juillet 2020 à l’OMPI (en virtuel).