Jurisprudence
Marques

Dépôt frauduleux de la marque SORTEZ COUVERTS ! pour désigner des préservatifs - Usage antérieur du slogan dans le cadre d’actions de sensibilisation à la lutte contre le sida

PIBD 1191-III-4
CA Paris, 5 octobre 2022

Action en revendication de propriété de la demande d’enregistrement de marque - Recevabilité (oui) - Intérêt à agir - Usage antérieur - Réglementation - Santé publique

Responsabilité civile (oui) - Faute - Dépôt de marque frauduleux - Détournement du droit des marques - Entrave à l'exploitation du signe d'autrui - Usage antérieur d’un slogan - Connaissance de cause - Secteur d'activité - Notoriété - Mauvaise foi - Réservation frauduleuse des noms de domaine - Absence de transfert du titre - Demande d’enregistrement rejetée - Préjudice moral - Absence d'exploitation du signe incriminé - Dommages-intérêts

Texte
Marque n° 4 482 459 de la société Laboratoires Majorelle
Texte

Aux termes de l’article L.712-6 du CPI, si un enregistrement a été demandé en fraude des droits d'un tiers, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice. Il est établi en l’espèce que les demandeurs disposaient, au jour de l'assignation, d'un intérêt légitime à agir sur le fondement de cet article pour s'opposer à l'usage par la société défenderesse de l'expression « sortez couverts ! » à titre de marque.

En effet, l’un des demandeurs, animateur de télévision, est à l'origine de cette expression qu’il a commencé à utiliser depuis le début des années 1990, notamment à la fin des émissions qu'il présentait, pour sensibiliser le public sur la propagation du sida. Il en a aussi fait usage dans le cadre de sa participation bénévole à des campagnes de lutte contre cette maladie, notamment lors des journées Sidaction ou d’opérations menées avec la société demanderesse, laboratoire qui fabrique et commercialise des préservatifs, et le soutien de pharmaciens et des pouvoirs publics. Il a également été à l’initiative, avec cette société, d’une opération de vente, à prix modique, de boîtes de préservatifs recouvertes des termes « Sortez couverts ». Ces produits ont par la suite été inscrits sur la liste des produits remboursables prévue à l'article L. 165-1 du Code de la sécurité sociale. L’intérêt à agir des demandeurs est d’autant plus établi que l’INPI a levé, postérieurement à la décision de première instance, le refus provisoire d’enregistrement d’une autre marque SORTEZ COUVERTS ! qu’ils avaient déposée ensemble, et a accepté l'enregistrement de ce signe à titre de marque.

En application du principe fraus omnia corrumpit, un dépôt de marque est frauduleux lorsqu'il est effectué dans l'intention de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité présente ou ultérieure. La fraude est caractérisée dès lors que le dépôt a été opéré pour détourner le droit des marques de sa finalité, non pour distinguer des produits et services en identifiant leur origine mais pour priver des concurrents du déposant ou tous les opérateurs d'un même secteur d'un signe nécessaire à leur activité.

En l'espèce, le dépôt de la marque SORTEZ COUVERTS ! le 13 septembre 2018 a été effectué par la société défenderesse en fraude des droits des demandeurs. Elle ne pouvait ignorer l'usage antérieur du slogan « Sortez couverts ! » par ces derniers pour la promotion et la vente de préservatifs. Ils produisent en effet une volumineuse revue de presse, établissant la notoriété de l’animateur, ainsi que l'usage et l’ancienneté du slogan. Ils produisent par ailleurs plusieurs extraits d'émissions de télévision ou de radio de large audience au cours des années 2012 à 2019, dans lesquels l’animateur évoque son implication dans la lutte contre le sida et cite le slogan. Ces pièces révèlent également l'usage, par la société demanderesse, du slogan sur les boîtes de préservatifs qu'elle commercialise.

Il est dès lors exclu que la société défenderesse, intervenant dans le secteur des dispositifs médicaux et directement concurrente de la société demanderesse sur le marché extrêmement restreint du préservatif, ait ignoré l'usage fait par les demandeurs du slogan « Sortez couverts ! » pour promouvoir et commercialiser des préservatifs, au jour où elle a déposé sa marque SORTEZ COUVERTS ! pour des produits identiques, ce qui caractérise en soi son intention de faire obstacle à l'exploitation du signe par les demandeurs. Cette mauvaise foi est en outre confirmée par le dépôt de la marque litigieuse dans un libellé exactement identique à celui du slogan, ponctuation comprise, ainsi que par la réservation, concomitante à ce dépôt, de quinze noms de domaine reprenant, sous diverses formes et avec diverses terminaisons, l'expression « sortez couvert » et par l'opposition formée à l'enregistrement de la marque SORTEZ COUVERTS ! déposée postérieurement par les demandeurs.

Les premiers juges ont rejeté le transfert de la marque SORTEZ COUVERTS !. L’action en revendication de propriété a en effet été déclarée sans objet, la marque ayant fait l’objet d’un refus d’enregistrement par l’INPI. La faute de la société défenderesse, résultant du dépôt frauduleux de la marque et de la réservation des noms de domaine associés, est à l'origine d'un préjudice moral découlant du fait que les demandeurs ont dû faire face à un dépôt frauduleux alors qu'eux-mêmes œuvraient de manière désintéressée et dans l'intérêt général pour lutter contre la propagation du sida, en particulier chez les jeunes.

Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 5 octobre 2022, 21/04997 (M20220247)[1]
Laboratoires Majorelle SAS c. Christophe D et Laboratoire Polidis SARL

(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 2e sect., 26 févr. 2021, 19/09000, M20210318)

[1] Sur la question de la fraude et de la mauvaise foi, voir l’étude de C. Martin : « De la fraude à la mauvaise foi : un passage de relais ou une continuité en matière de nullité du dépôt d’une marque française », parue au PIBD 2022, 1175, II-1.