Jurisprudence
Marques

Forclusion par tolérance de l’action en contrefaçon des marques FREE et de l’action en nullité de la marque postérieure FREE-SBE - Point de départ du délai

PIBD 1220-III-2
Cass. com., 6 décembre 2023, avec une note de M. Bigoy et C. Martin

Recevabilité des actions en contrefaçon et en nullité - Forclusion par tolérance - Point de départ du délai - Connaissance de l’usage de la marque postérieure après son enregistrement

Texte
Marque n° 4 037 814 de la société FREE
Marque n° 99 785 839 de la société FREE
Marque n° 3 977 154 de M. [W] [K]
Texte

Selon les articles L. 714-3 et L. 716-5 du CPI, dans leur rédaction antérieure[1] à celle issue de l'ordonnance n° 1169-2019 du 13 novembre 2019, sont irrecevables l'action en nullité d'une marque pour atteinte à un droit antérieur et l'action en contrefaçon qui ont été engagées contre le titulaire d'une marque enregistrée postérieurement et dont l'usage a été toléré pendant cinq ans, à moins que son dépôt n'ait été effectué de mauvaise foi.

La tolérance s'apprécie au regard de la connaissance par le propriétaire d'une marque antérieure de l'usage, par un tiers, de la marque postérieure, après son enregistrement. Le point de départ du délai de la forclusion par tolérance ne peut donc être antérieur à la date d'enregistrement du signe litigieux à titre de marque.

La cour d’appel a déclaré la société demanderesse irrecevable à agir en annulation de la marque free-sbe et en contrefaçon de ses marques FREE et free LA LIBERTÉ N’A PAS DE PRIX, par l'effet de la forclusion par tolérance. Elle a retenu que cette société avait connaissance de l'usage de la marque postérieure incriminée dès le mois de février 2013, date de la publication de la demande d'enregistrement du signe « free-sbe » à titre de marque. Elle a estimé que la demanderesse était en mesure de s'opposer à cet usage à compter de cette date, de sorte qu'à la date de l'assignation, délivrée le 4 mai 2018, elle avait toléré l'usage de la marque free-sbe pendant plus de cinq ans.

En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés.

Cour de cassation, ch. com., 6 décembre 2023, 22-15.341 (M20230237)
Free SAS c. Free-Sbe SAS et M. [W] [K]

(Cassation partielle CA Paris, pôle 5, 2e ch., 14 janv. 2022, 20/05019 ; M20220015 ; PIBD 2022, 1178, III-5)

Titre
NOTE :
Texte


Il a été jugé auparavant par la Cour de cassation que le délai quinquennal de forclusion par tolérance est calculé à partir du jour où le titulaire d’un droit antérieur a eu effectivement connaissance de l’usage de la marque postérieure. Ainsi, elle a cassé des arrêts ayant retenu comme point de départ du délai la date de dépôt de la marque postérieure sans préciser à quelle date et de quelle manière le demandeur à l’action en nullité ou en contrefaçon avait eu connaissance de l’usage de cette marque[2].

La Cour de cassation a également déclaré que « la simple publication de l’enregistrement de la marque seconde au Bulletin officiel de la propriété industrielle ne constitue pas un acte propre à caractériser la tolérance en connaissance de cause par le propriétaire de la marque première de l’usage de la marque seconde »[3]. Des décisions des juges du fond sont allées dans le même sens en jugeant que la publication de la demande d’enregistrement de la marque postérieure ou celle de son enregistrement au Bulletin Officiel de la Propriété Industrielle (BOPI) ne pouvait suffire à faire courir le délai de forclusion en l’absence de preuve de la connaissance de l’usage de la marque postérieure[4].

Il découle de ces décisions que la connaissance de l’usage de la marque postérieure ne peut pas résulter de son simple dépôt ou de la publicité donnée au titre par une publication au BOPI. Le défendeur, qui invoque l'irrecevabilité de la demande en nullité ou en contrefaçon, est tenu d'apporter des éléments de preuve sur la connaissance effective, par le demandeur, de l’existence et de l’usage de la marque seconde.

Dans le présent arrêt, la Cour de cassation apporte des précisions supplémentaires sur le moment où doit se situer cette connaissance. Elle pose le principe selon lequel le point de départ du délai de forclusion ne peut être antérieur à la date d'enregistrement du signe litigieux à titre de marque. La tolérance doit donc s'apprécier au regard de la connaissance de l'usage de la marque postérieure, après l’enregistrement de celle-ci.

Or, les juges du fond n’ont pas toujours retenu, comme point de départ du délai de forclusion, une date postérieure à l’enregistrement de la marque incriminée. Dans certaines décisions, ils ont estimé que ce délai était susceptible de courir à partir de la date de dépôt de la marque postérieure[5].

Dans la présente affaire, la cour d’appel de Paris a retenu, elle aussi, une date antérieure à celle de l’enregistrement de la marque postérieure, fondant sa motivation sur la nécessaire connaissance de l’usage de cette marque. Elle a déclaré que la formalité de la publication au BOPI de la demande d'enregistrement avait pour objectif de porter la marque à la connaissance des tiers et de permettre au titulaire d'une marque antérieure, dans les deux mois de cette publication, de former opposition. Ainsi, elle a estimé qu’en l’espèce, la société Free se trouvait en mesure d'avoir connaissance de la demande d'enregistrement de la marque contestée.

D’après la cour d'appel, ce n'est donc pas la date de l'enregistrement de la marque postérieure, à savoir la date de la délivrance du titre, qui constitue le point de départ du délai quinquennal de la forclusion par tolérance mais, à la lumière d’un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)[6], la date à laquelle le titulaire de la marque antérieure acquiert la connaissance de l'usage de la marque postérieure et a la possibilité de ne pas le tolérer et de s'y opposer. Il est intéressant de noter que, dans son pourvoi, la société Free a fait, à son tour, référence à cet arrêt de la CJUE mais dans un sens qui lui a permis d’obtenir la cassation de la décision de la cour d’appel. Elle soutenait en effet, au vu de cet arrêt, que le délai de forclusion ne pouvait pas courir tant que la marque postérieure n'était pas enregistrée.

Dans d’autres décisions, les juges du fond ont estimé que le délai de forclusion par tolérance ne pouvait courir qu'à compter de la connaissance de l’usage de la marque postérieure, soit pas avant la date de son enregistrement[7]. L’une d’entre elles|8], notamment, a retenu, comme point de départ du délai, l’envoi par le demandeur à l’action en contrefaçon, quelques jours après l’enregistrement de la marque incriminée mais quelques jours avant la publication de celui-ci au BOPI, d’un courrier enjoignant à son concurrent de changer de nom.

Le présent arrêt de la Cour de cassation devrait mettre fin aux interprétations divergentes des juridictions du fond sur le point de départ du délai de forclusion par tolérance. Désormais, elles ne devraient plus faire courir ce délai avant l’enregistrement de la marque postérieure, étant précisé que l’usage de celle-ci ne peut se déduire du seul enregistrement[9].

Cette solution semble conforme aux textes de l’Union européenne qui évoquent « l’usage d’une marque postérieure enregistrée »[10]. Elle est également dans la lignée de l’arrêt précité de la Cour de justice de l’Union européenne. Saisie de questions préjudicielles par une juridiction britannique à l’occasion d’un litige en nullité de marque, elle a considéré que « la connaissance par le titulaire de la marque antérieure de l'enregistrement de la marque postérieure et de l'usage de celle-ci après son enregistrement » est l’une des conditions nécessaires pour faire courir le délai de forclusion.

Madeleine Bigoy et Cécile Martin
Rédactrices au PIBD

[1] Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 1169-2019 du 13 novembre 2019, les dispositions relatives à la forclusion par tolérance (article L. 714-3 al. 3 du CPI pour l’action en nullité et article L. 716-5 al. 4 pour l’action en contrefaçon) ont été transférées, avec quelques modifications, à l’article L. 716-2-8 pour l’action en nullité et à l’article L. 716-4-5, 1° pour l’action en contrefaçon. Dans ces nouveaux textes a été introduite l’expression « en connaissance de l’usage », qui était déjà présente dans les articles 9 des directives 89/104/CEE et (UE) 2015/2436. Sur l’application de ces nouveaux textes, voir : CA Paris, pôle 5, 1re ch., 29 mars 2023, Eldai SA c. Nouvelle Distribution Européenne - NDE SARL, 22/06961 ; M20230062 ; PIBD 2023, 1206-III-4.

[2] Cass. com., 13 nov. 2013, Société fermière du Château Léoville Poyferré et al., Olivier de P et al., 12/26530, M20130710, PIBD 2014, 997, III-11 : « Attendu qu’en se déterminant ainsi, sans préciser à compter de quelle date la société Fermière du château Léoville Poyferré et le groupement foncier des domaines de Saint-Julien-Médoc avaient effectivement eu connaissance de l’usage de la marque "baron de Poyferré", le seul dépôt de la marque ne constituant pas un acte propre à caractériser la tolérance en connaissance de cause, la cour d’appel a privé sa décision de base légale » (v. arrêts de renvoi : CA Paris, pôle 5, 2e ch., 6 févr. 2015, 13/24343, M20150035, PIBD 2015, 1024, III-241 ; CA Paris, pôle 5, 1re ch., 7 mai 2019, 13/24343, M20190122, PIBD 2019, 1121, III-369) ; Cass. com., 28 mars 2006, Hachette Filipacchi Presse SA et al. c. Espace Group SA et al., 05-11.686, M20060230, PIBD 2006, 833, III-472, RJDA, nov. 2006, p. 1093, Comm. com. électr., juin 2006, p. 25, C. Caron : « Attendu qu'en se déterminant ainsi, sans préciser les circonstances dans lesquelles le dépôt de la marque seconde, qui n'a pas en lui-même de caractère public, avait porté l'existence de celle-ci à la connaissance du titulaire de la marque première, et sans examiner la nature et la date des faits d'usage de cette marque seconde, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ».

[3] Cass. com., 15 juin 2010, Sporazur Morris Sportswear SA c. Free SA et al., 08-18.279 ; M20100350 ; PIBD 2010, 924, III-582.

[4] CA Paris, pôle 5, 2e ch., 17 nov. 2017, Commerce Rechange Automobiles SASU c. Cora SASU, 16/20736, M20170472, PIBD 2018, 1087, III-94 : « Dès lors, le point de départ de ces délais ne peuvent être ceux de la publication de la demande d'enregistrement de la marque, ni même de son octroi mais doit être apprécié, au cas d'espèce, par la connaissance de l'usage effectif de la marque seconde. » ; CA Rennes, 3e ch. com, 16 oct. 2012, Menuiserie Artisanale Ecrin SARL c. Cuisines Danet SARL et al., 09/07282, M20120488, PIBD 2013, 976, III-919 ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 14 sept. 2012, Parfums Jean-Jacques Vivier SARL c. L'Oréal SA, 10/24907, M20120441, PIBD 2012, 973, III-794) : « Considérant en premier lieu que la simple publication de l’enregistrement de la marque seconde ne constitue pas un acte propre à caractériser la tolérance en connaissance de cause par le propriétaire de la marque première de l’usage de la marque seconde » ; CA Bordeaux, 1re ch., sect.4, 16 févr. 2004, Bourse de l'immobilier SARL c. Bourse de l’immobilier SA et al., M20040754 : « Que par ailleurs si la forclusion édictée par [l’article L. 714-3] suppose la connaissance de l’usage de la marque par le titulaire de droits antérieurs et si cette connaissance ne saurait se déduire de la seule publication de l’enregistrement, la [société demanderesse] ne saurait sérieusement soutenir qu’elle n’a eu connaissance de l'usage de la marque que par le courrier de réclamation que lui a adressé la [société défenderesse] le 21 juin 2000 ; qu'en effet, la [défenderesse] ayant commencé l'usage de sa marque dès son enregistrement en 1994, la [demanderesse], professionnel exerçant dans le même domaine d'activité, en avait nécessairement connaissance dès cette date alors que la  [défenderesse], premier réseau succursaliste de France dans le domaine immobilier, connaît une notoriété particulière dans la branche immobilière ».

[5] CA Paris, pôle 5, 1re ch., 4 juill. 2012, Société Fermière Du Château Léoville Poyferré et al. c. Olivier de P et al., 11/02862, M20120363, PIBD 2012, 968, IIIM-582 (cassation par Cass. com., 13 nov. 2013, 12/26530 ; v. supra note 2) ; CA Paris, 4e ch., sect. B, 26 nov. 2004, Hachette Filipacchi Presse SA et al. c. PMV Multimédia SARL et al., 02/04213, 03/03722, M20040678 (cassation par Cass. com., 28 mars 2006, 05-11.686 ; v. supra note 2) ; TGI Bordeaux, 1re ch. civ., 15 oct. 2002, Française des Jeux SA c. Antoine Bastille SARL et al., 00/09548, M20021005, Propr. industr., n° 9, déc. 2002, p. 20, P. Tréfigny : « Contrairement à ce que soutient la Société LA FRANCAISE DES JEUX, il résulte de la rédaction de ce texte que le point de départ du délai de cinq ans n’est pas la date de l’enregistrement de la marque, mais celle de son dépôt, l’enregistrement de la marque postérieure litigieuse constituant seulement une condition d’application de l’article L. 716-5. [...] Il faut encore [...] que l’usage de la marque postérieure ait été toléré, ce qui suppose qu’il ait été connu et non contesté, par le titulaire de la marque première ».

[6] CJUE, 1re ch., 22 sept. 2011, Budejovicky Budvar, C-482/09 ; M20110539 ; Propr. industr., nov. 2011, comm. 79, Arnaud Folliard-Monguiral.

[7] TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 6 janv. 2017, David et Compagnie Maison De La Cravate SARL c. Renaud M et al., 15/17573, M20170037, PIBD 2017, 1069, III-262, Procédures 2018, chron. 1, N. Bouche et O. Hubert : « […] cette date ne peut être antérieure à celle de la fin de la procédure d'enregistrement […] puisqu'avant ce terme le droit de propriété sur le signe n'était pas acquis » ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 14 janv. 2011, Inter Sales A/S c. Chartbox BV et al., 09/19057, M20110014 : « seule la preuve de la connaissance effective de l'usage de la "marque postérieure enregistrée" contestée constitue le point de départ de la forclusion ; que si la facture de la commande [effectuée par la société demanderesse auprès de la société défenderesse] produite, non datée, porte bien l'indication d'une livraison de 1.000 produits "Denver" le 10 septembre 2003 outre le nom de domaine sus-évoqué, elle ne permet pas de rapporter la preuve requise, l'assignation ayant été délivrée [le 20 mars 2008] moins de cinq ans après la date d'enregistrement de la marque "Denver", soit le 09 décembre 2004 ». Voir également : TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 28 juin 2013, Elite Model Management et al. c. M. Philippe R et al., 08/14253, M20130432, PIBD 2013, 994, III-1555.

[8] TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 1er déc. 2017, Mme X c. Win Services SARL, 15/11449 : « La tolérance, au sens de l'article L. 716-5 susvisé interprété à la lumière de l'article 9 de la directive 2008/95/CE, impliquant nécessairement la connaissance de l'usage créateur de droit, il s'ensuit que la connaissance effective de l'usage de la marque postérieure enregistrée constitue le point de départ du délai de forclusion ».

[9] Cass. com., 6 avril 2022, France.com Inc. c. Atout France GIE et État français, 17-28.116 ; M20220120 ; PIBD 2022, 1183, III-3 ; LEPI, 6, juin 2022, p. 6, F. Herpe ; JCP G, 23, 13 juin 2022, p. 1139, Y. Basire) : « Celui qui oppose la forclusion par tolérance à une action en nullité de sa marque doit en démontrer l'usage honnête et continu depuis plus de cinq ans, ce qui ne saurait se déduire de son seul enregistrement, ainsi que la connaissance qu'en avait le titulaire du droit antérieur, qui lui est opposé ».

[10] Articles 9 de la directive 89/104/CEE (pour les actions en nullité et en contrefaçon) et de la directive (UE) 2015/2436 (pour l’action en nullité).

 

 

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