Jurisprudence
Dessins et modèles

Titularité d’un employeur sur les droits d’auteur et le DMCNE portant sur un bracelet réalisé par un salarié dans le cadre de son contrat de travail

PIBD 1218-III-7
TJ Paris, 11 octobre 2023

Demande reconventionnelle en contrefaçon des droits d'auteur - Défaut de qualité d’auteur - Fin de non-recevoir (non) - Défense au fond

Titularité des droits sur le modèle communautaire non enregistré (non) - Création dans le cadre d’un contrat de travail - Directives de l’employeur - Antériorité des droits - Preuve - Enveloppe Soleau

Titularité des droits d’auteur (non) - Salarié - Qualité d'auteur - Directives de l’employeur

Contrefaçon des droits d'auteur (oui) - Reproduction des caractéristiques protégeables - Reproduction servile - Offre en vente - Atteinte au droit moral - Droit de paternité

Préjudice - Non-cumul des postes de préjudice - Préjudice patrimonial (non) - Atteinte aux droits privatifs - Préjudice moral - Banalisation de l’œuvre

Texte

Un artiste-joaillier a agi en contrefaçon de droits d’auteur et d’un modèle communautaire non enregistré portant sur un bracelet dénommé « mon précieux lien » qui est commercialisé par la société qu’il a créée. Il reproche à une personne physique qui a été son employeur de fabriquer et commercialiser un bracelet dénommé « link » qu’il estime identique au sien.

Il a soulevé l’irrecevabilité de la demande reconventionnelle en contrefaçon des droits d’auteur portant sur le bracelet « link », présentée par son ancien employeur, faute de justification de sa qualité d’auteur. La qualité d'auteur d'une œuvre de l'esprit est une condition du bien-fondé de l'action en contrefaçon de droits d'auteur et non la condition de sa recevabilité. En effet, la qualité de titulaire de droits sur une œuvre de l'esprit, appréciée par référence aux articles L. 113-1 à L. 113-10 du CPI, ne résulte d'aucun titre enregistré. En outre, cette appréciation dépend de la question préalable de l'originalité de l'œuvre en litige, dont il est constamment jugé qu'il s'agit d'une condition dont dépend le bien-fondé de l'action en contrefaçon, et non sa recevabilité[1]. Les moyens présentés au soutien de l’irrecevabilité de la demande reconventionnelle ne constituent donc pas une fin de non-recevoir mais des défenses au fond.

En premier lieu, concernant la titularité des droits sur le modèle communautaire non enregistré invoqué par le demandeur, celui-ci prétend que le bracelet « mon précieux lien » est une création qu’il a initiée et finalisée pendant la période où il était salarié du défendeur, mais antérieurement à la création du bracelet « link ». Il conteste toute incidence du contrat de travail le liant à son ancien employeur sur la titularité des droits. Cependant, celui-ci rapporte la preuve que le bracelet « mon précieux lien » correspond au modèle « link » qui a été réalisé par l’artiste-joaillier, sur ses instructions, dans le cadre du contrat de travail.

L’article 14, § 1, du règlement (CE) n° 6/2002 dispose que « le droit au dessin ou modèle communautaire appartient au créateur ou à son ayant droit ». Et selon le § 3, « lorsqu'un dessin ou modèle est réalisé par un salarié dans l'exercice de ses obligations ou suivant les instructions de son employeur, le droit au dessin ou modèle appartient à l'employeur, sauf convention contraire ou sauf disposition contraire de la législation nationale applicable ». Aucun texte du droit français ne prévoyant la titularité du salarié sur le modèle réalisé à l'occasion d'une relation de travail, celui-ci appartient à l’employeur en application de cet article, sauf stipulation contraire du contrat.

En l’espèce, le demandeur a été employé en qualité d’ouvrier spécialisé pour réaliser « divers travaux de bijouterie et de joaillerie » et le contrat de travail ne contient aucune stipulation sur les droits de propriété intellectuelle. Cependant, des fiches de travail versées au débat, relatives au bracelet « link » et portant le tampon de l’atelier du défendeur, contiennent manifestement des instructions de celui-ci à son salarié pour la réalisation d'un bracelet inspiré du lien de serrage en plastique utilisé dans le commerce, connu sous le nom de « serflex ». Il ressort des pièces versées que l’artiste-joaillier a collaboré, en qualité de salarié, sur le projet de bracelet « link » ou « serflex » avec un sous-traitant chargé de réaliser la conception assistée par ordinateur. Le demandeur ne soutient à aucun moment dans ses écritures que le bracelet « mon précieux lien » serait inspiré du lien « serflex », et son projet n'est jamais désigné sous ce terme. Le fait qu’il se soit adressé au sous-traitant, sous le nom de référence « Serflex » utilisé par son employeur, conforte le fait qu’il a travaillé sur ce projet de bracelet dans le cadre de son contrat de travail.

Le demandeur échoue à apporter la preuve qu’il aurait créé seul et en dehors de son contrat de travail le bracelet « mon précieux lien ». N’est produit aucun document attestant des nombreux croquis, recherches et tests techniques qu’il allègue, et du fait qu’il aurait commencé ses travaux avant la création du bracelet « link ». De plus, les photographies montrant des travaux préparatoires ou le bracelet fini, ainsi que le contenu de l’enveloppe Soleau, versés aux débats, ne permettent pas d’établir que ces travaux auraient été accomplis en dehors du contrat de travail. Enfin, à aucun moment l’artiste-joaillier n'explique ce qui a inspiré sa création, étant relevé que la forme du bracelet qu'il revendique se rapproche d'un lien « serflex ». Par conséquent, en application de l'article 14 du règlement précité, la titularité des droits sur le modèle communautaire non enregistré revient au défendeur, et non à l’artiste-joaillier. La demande de ce dernier, fondée sur la contrefaçon du modèle communautaire non enregistré, est donc rejetée.

En second lieu, concernant la titularité des droits d’auteur sur le bracelet « mon précieux lien », il résulte de l’article L. 111-1 et des articles L. 131-1 à L. 131-4 du CPI qu’en l'absence de clause particulière, l'existence d'un contrat de travail n'emporte aucune dérogation à la jouissance des droits de propriété intellectuelle par un salarié sur sa création, à la condition toutefois que celui-ci puisse démontrer avoir bénéficié d'une autonomie dans la création et avoir réalisé ses propres choix arbitraires. Or il ne ressort pas de la description du bracelet par l’artiste-joaillier que celui-ci a fait des choix esthétiques personnels concernant les éléments essentiels caractéristiques de ce bracelet, c’est-à-dire sa forme particulière, ses extrémités et son fermoir carré. Il apparaît au contraire qu'il a suivi les instructions précises de son ancien employeur pour la réalisation d’un bracelet s’inspirant des liens « serflex » et que se retrouvent, dans sa description des caractéristiques originales du bracelet qu’il invoque, celles du bracelet « serflex ». En conséquence, le demandeur, qui n’établit pas avoir réalisé un travail de création personnel et indépendant, ni avoir procédé à ses propres choix de manière arbitraire, est mal fondé à revendiquer la qualité d'auteur du bracelet litigieux. Sa demande en contrefaçon sur le fondement des droits d’auteur est donc rejetée.

Il est fait droit à la demande reconventionnelle en contrefaçon des droits d’auteur sur le bracelet « link », présentée par l’ancien employeur. Le bracelet « mon précieux lien » reproduit en effet les caractéristiques originales revendiquées de ce bracelet. Les parties s’accordent d’ailleurs sur le fait que les deux bracelets en litige sont identiques, relevant le caractère servile de la copie. Dès lors, la société créée par le demandeur, en offrant à la vente le bracelet « mon précieux lien » sur son site internet, a commis des actes de contrefaçon, de même que l’artiste-joaillier. En outre, il a été porté atteinte au droit au respect du nom du défendeur, le bracelet étant offert à la vente sans mention de son nom.

Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 3e sect., 11 octobre 2023, 21/08484 (D20230045)
M. [T] [I] et Bellonor SASU c. M. [X] [E]

[1] Sur la question de savoir si l’originalité d’une œuvre constitue une condition de recevabilité ou du bien-fondé de l’action en contrefaçon, voir la note parue sous : CA Versailles, 12e ch., 30 mars 2023, Vêtir SAS c. La Semelle Moderne SAS, 21/03995 (D20230019 ; PIBD 2023, 1209, III-5 avec une note de M. Bigoy et de C. Martin).