Doctrine et analyses
Analyses

Une déchéance tout en nuances : les riches enseignements de l’arrêt Assainol

PIBD 1188-II-1
Par Marianne Cantet
Texte
Marque n° 96614247 de la société Hygiène & Nature
Texte

Par Marianne Cantet, chargée de missions juridiques au service contentieux de l'INPI

L’arrêt commenté est l’un des premiers rendus en matière de déchéance depuis que la compétence a été transférée à l’INPI par l’ordonnance n°2019-1169 entrée en vigueur le 1er avril 2020 s’agissant des dispositions relatives à la procédure en nullité et en déchéance de marques. Il apporte des précisions intéressantes sur de nombreuses problématiques liées à la déchéance, notamment sur la « période suspecte », la question de l’apposition en France de la marque sur des produits exclusivement destinés à l’exportation, le caractère suffisant de l’usage, la date de prise d’effet de la déchéance, etc.

S’agissant des faits, le 7 avril 2020, les sociétés AC MARCA BRANDS S.L. et AC MARCA IDEAL ont introduit une demande en déchéance à l’encontre d’une marque verbale ASSAINOL, détenue par la société HYGIENE & NATURE et enregistrée notamment pour des « préparations pour nettoyer, dégraisser. Désinfectants ; fongicides », des « Préparations pour blanchir et autres substances pour lessiver ; Préparations pour polir et abraser ; produits pour absorber, arroser et lier la poussière. Savons ; Désodorisants » ainsi que d’autres produits tels que des « Produits chimiques destinés à l'industrie, aux sciences, à l'agriculture… » ou encore des « Couleurs, vernis, laques ; Huiles et graisses industrielles ; lubrifiants ; fongicides, herbicides ».

Dans une décision DC20-0009 rendue le 15 mars 2021[1], l’INPI prononçait la déchéance partielle de la marque ASSAINOL à compter du 7 avril 2020 (date d’introduction de la demande en déchéance) pour les produits susvisés à l’exception des « préparations pour nettoyer, dégraisser. Désinfectants ; fongicides » pour lesquels il considérait que la société HYGIENE & NATURE avait apporté la preuve d’un usage sérieux au cours des cinq années précédant la demande en déchéance.

C’est contre cette décision que les sociétés AC MARCA BRANDS S.L. et AC MARCA IDEAL, demanderesses devant l’INPI, ont formé un recours devant la cour d’appel de Paris, considérant que la déchéance aurait dû être prononcée pour l’ensemble des produits couverts par l’enregistrement.

La société HYGIENE & NATURE, titulaire de la marque ASSAINOL, a, quant à elle, formé un recours incident pour voir la décision partiellement infirmée en ce qu’elle avait prononcé la déchéance de la marque pour les produits suivants : « Préparations pour blanchir et autres substances pour lessiver ; Préparations pour polir et abraser ; produits pour absorber, arroser et lier la poussière. Savons ; Désodorisants ».

La déchéance de la marque pour une partie des produits visés à l’enregistrement n’était donc pas contestée.

Dans son arrêt, la cour d’appel confirme la décision de l’INPI en ce qu’elle a considéré que le titulaire de la marque contestée avait apporté la preuve de l’usage sérieux de sa marque pour une partie des produits et la réforme partiellement sur l’étendue de la déchéance prononcée.

Plusieurs points abordés par cet arrêt méritent d’être relevés.

Sur les pièces antérieures au point de départ de la période pertinente de cinq ans précédant la demande en déchéance

En l’espèce, la demande en déchéance ayant été introduite le 7 avril 2020, la société HYGIENE & NATURE, titulaire de la marque contestée, devait apporter la preuve d’un usage sérieux de sa marque au cours de la période courant du 7 avril 2015 au 7 avril 2020 inclus.

Or la société titulaire de la marque contestée avait versé un certain nombre de pièces antérieures à cette période que les requérantes reprochaient à l’INPI d’avoir prises en considération.

Toutefois, la Cour donne raison à l’INPI, relevant que ces pièces permettent de constater l'ancienneté de l’usage de la marque contestée, laquelle constitue un facteur pertinent dans l’appréciation du caractère sérieux de cet usage.

Sur les actes d’usage au cours de la période suspecte

Conformément à l’article L. 716-3 dernier alinéa du Code de la propriété intellectuelle : « L’usage sérieux de la marque commencé ou repris postérieurement à la période de cinq ans mentionnée au premier alinéa de l’article L. 714-5 ne fait pas obstacle à la déchéance si cet usage a débuté ou a repris dans un délai de trois mois précédant la demande de déchéance et après que le titulaire a appris que la demande en déchéance pourrait être présentée ».

Cet article prévoit une période dite « suspecte » de trois mois précédant la demande en déchéance pendant laquelle, si le titulaire de la marque reprend ou commence à exploiter sa marque après une période de non-usage de cinq ans, il ne pourra échapper à la déchéance de ses droits s’il a eu connaissance de l’imminence d’une action en déchéance à son encontre.

D’une part, les requérantes prétendaient que la période suspecte avait commencé à courir le 3 décembre 2019, date à laquelle elles avaient informé le titulaire de la marque contestée de leur intention d’intenter une action en déchéance, et non le 7 janvier 2020 (trois mois avant la date de formation de la demande en déchéance) comme l’avait retenu l’INPI.

D’autre part, elles soutenaient qu’en application de l’article précité, toutes les preuves d’exploitation au cours de cette période devaient être purement et simplement exclues de l’appréciation de l’usage sérieux.

Toutefois, s’agissant du point de départ de la période suspecte, la Cour confirme l’analyse de l’Institut, relevant qu’il ne peut jamais être antérieur à plus de trois mois précédant la formation de la demande de déchéance, quand bien même le titulaire de la marque contestée aurait eu connaissance de l'éventualité d'une demande en déchéance avant cette date. En l’espèce, la période suspecte était donc comprise entre le 7 janvier et le 7 avril 2020.

Par ailleurs, tout comme l’INPI, la Cour constate que l’article L. 716-3 du Code de la propriété intellectuelle ne prévoit pas que les utilisations de la marque au cours de la période suspecte doivent automatiquement être exclues de l’appréciation de l’usage sérieux. En effet, cet article vise uniquement à empêcher un titulaire de droit de reprendre ou de commencer l’exploitation de sa marque durant cette période dans le seul but de faire échec à une demande en déchéance qu'il sait imminente.

Or tel n’était pas le cas en l’espèce : les éléments de preuve datés pendant la période suspecte ne venaient que confirmer la commercialisation effective d’une nouvelle gamme de nettoyants ménagers ASSAINOL dont le lancement avait été préparé bien en amont, comme le prouvaient un certain nombre d’éléments versés par la société HYGIENE & NATURE. Dès lors il n’y avait aucune raison de les exclure de l’appréciation de l’usage sérieux.

Sur le lieu d'usage

En application de l'article L. 714-5 4° du Code de la propriété intellectuelle, est assimilée à un usage sérieux, l'apposition de la marque sur des produits ou leur conditionnement exclusivement en vue de l'exportation.

Les sociétés AC MARCA BRANDS S.L. et AC MARCA IDEAL reprochaient à l’INPI d’avoir pris en considération les exportations de produits ASSAINOL à destination de la Russie alors que, selon elles, la société titulaire de la marque contestée n’avait pas apporté la preuve qu’elle avait apposé la marque contestée sur les produits en France.

Toutefois, la société HYGIENE & NATURE avait produit des factures de 2015 à 2019 faisant état de la vente de produits « ASSAINOL LIQUIDE B 5L » à destination de la Russie, des brochures présentant ce produit et un bon à tirer daté de 2015 d'une étiquette sur laquelle figurait le signe « Assainol » ainsi que la mention « Formulé et produit en France ». La combinaison de ces éléments, conjuguée à la circonstance que la société Hygiène et Nature est implantée en France, permettaient de déduire que la marque ASSAINOL avait bien été apposée sur le territoire français.

Forme sous laquelle la marque est exploitée

D’une part, la Cour considère que l'usage du signe complexe « ASSAINOL » vaut usage de la marque verbale litigieuse dès lors que la présence de couleurs et l'ajout d'éléments figuratifs susceptibles de représenter un toit ainsi qu'une feuille verte sur la lettre « I » n'altèrent pas le caractère distinctif de la marque verbale ASSAINOL.

D’autre part, le fait que sur les pièces produites, la dénomination « DEO » soit utilisée à titre de marque ombrelle pour rassembler un panel de produits portant eux-mêmes des marques distinctes, dont la marque ASSAINOL, n’exclut pas que cette dernière soit utilisée en tant que marque.

En cela, cet arrêt se situe dans la ligne d’un précédent arrêt rendu par la cour d’appel d’Aix-en-Provence dans le cadre d’un recours contre une décision de l’INPI[2]. Dans cette affaire, les juges aixois relevaient que « le consommateur est habitué à distinguer la marque ombrelle Chanel de la marque destinée à individualiser un type de parfum provenant de la maison de couture » et concluaient ainsi que l’usage de la dénomination « GABRIELLE », associée à la marque CHANEL, valait bien usage de celle-ci à titre de marque.

Sur l'importance de l'usage

Les requérantes soutenaient encore que les actes d’usage ne permettaient pas d’établir un usage suffisant de la marque contestée pour échapper à la déchéance.

Toutefois, la Cour rappelle que l'usage de la marque peut être minime, à condition qu'il ne soit ni sporadique ni symbolique car destiné au seul maintien des droits sur la marque.

En l'espèce, les pièces produites apportaient la preuve de l’exportation de produits revêtus de la marque ASSAINOL à destination de la Russie depuis la France pour un chiffre d'affaires H.T. d'un peu plus de 36.000 euros sur 5 ans. Si ce chiffre peut paraître faible compte tenu de la nature des produits concernés, il est cependant compensé par des preuves d'une commercialisation constante et régulière sur la période de référence.

En outre, les pièces relatives aux actes préparatoires de commercialisation de la nouvelle gamme de produits portant le signe « ASSAINOL » montrent les efforts du titulaire de la marque contestée pour renouveler et repositionner sa gamme de produits et maintenir des parts de marché.

Cette solution apparait en parfaite adéquation avec le principe posé par la Cour de justice de l’Union européenne selon lequel il n'est pas nécessaire que l'usage de la marque soit toujours quantitativement important pour être qualifié de sérieux[3]. La cour d’appel d’Aix-en-Provence[4] a d’ailleurs également statué en ce sens dans un précédent arrêt rendu contre une décision de l’Institut en relevant que « si le chiffre d'affaire généré par ces ventes est faible, il n'en demeure pas moins que la requérante établit avoir sérieusement exploité sa marque durant la période considérée en proposant à la vente les articles en des points de commercialisation restreints, mais différents, dans une démarche commerciale présentée par l'intéressée comme visant précisément une clientèle sélectionnée » .

Sur les produits concernés par l’usage

Il s’agit du seul point sur lequel la Cour réforme la décision de l’INPI. Ce dernier avait en effet prononcé la déchéance des droits du titulaire sur la marque contestée notamment pour les « Préparations pour blanchir et autres substances pour lessiver ; préparations pour polir et abraser ; savons ; produits pour absorber, arroser et lier la poussière » ainsi que pour les « désodorisants » en soulignant que conformément à la jurisprudence notamment communautaire, un usage pour des produits similaires (en l’espèce « préparations pour nettoyer, dégraisser. Désinfectants ; fongicides ») ne permet pas à la marque d’échapper à la déchéance.

La Cour considère, quant à elle, que les « Préparations pour blanchir et autres substances pour lessiver ; préparations pour polir et abraser ; savons ; produits pour absorber, arroser et lier la poussière » qui visent à nettoyer des surfaces ou à les préparer avant leur nettoyage ont la même finalité et la même destination que les « préparations pour nettoyer, dégraisser ; désinfectants » et en conclut que la société titulaire n’aurait pas dû être déchue de ses droits sur la marque pour ces produits.

En revanche, elle considère que les éléments de preuve rapportés ne permettent pas de démontrer l'usage sérieux de la marque à l'égard des « désodorisants » qui n'ont pas la même finalité (enlever des mauvaises odeurs, parfumer) ni la même destination (dans l'air) que les produits pour lesquels la preuve de l'usage sérieux a été rapportée.

Date d'effet de la déchéance partielle

Enfin, dernier point intéressant soulevé par l’arrêt, les requérantes prétendaient que la déchéance de la marque pour les produits n’ayant jamais fait l’objet d’un usage aurait dû être prononcée, non pas à compter de la date à laquelle la demande en déchéance avait été présentée, mais à compter du 13 avril 1996, date de publication de son enregistrement.

Toutefois, en application de l'article L. 716-3 dernier alinéa du Code de la propriété intellectuelle, la déchéance prend effet à la date de la demande ou, sur requête d'une partie, à la date à laquelle est survenu un motif de déchéance.

En l'espèce, la Cour relève, qu’ainsi que l'a pertinemment dit le directeur de l'INPI, à défaut d'une requête expresse au sens du texte précité, il convient de fixer la date d'effet de la déchéance partielle au 7 avril 2020, date à laquelle a été formée la demande de déchéance devant l'INPI.

Cour d'appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 15 juin 2022, 21/11271 (M20220188)
AC MARCA BRANDS c. INPI et al.

(Annulation partielle décision INPI, 15 mars 2021, DC 20-0009 ; DC20200009)

[1] Décision INPI, 15 mars 2021, AC MARCA BRANDS et al. c. HYGIENE & NATURE, DC 20-0009 (DC20200009).

[2] CA Aix-en-Provence, ch 3-1, 18 novembre 2021, Catherine S c. INPI et al., 21/05511 (M20210273 ; PIBD 2022, 1173, III-4).

[3] CJCE, 11 mars 2003, Ansul BV, C-40/01, point 39 (M20030458 ; D. aff., 39, 6 nov. 2003, p. 2691, note de S. Durrande ; Propr. intell., 9, oct. 2003, p. 429, note de G. Bonet ; Propr. industr., 2003, comm. 43, A. Folliard-Monguiral).

[4] CA Aix-en-Provence, ch 3-1, 28 avril 2022, Belinda I c. INPI et al., 21/12475 (M20220144).

 

Les opinions exprimées dans les articles publiés n’engagent que leurs auteurs et ne représentent pas la position de l’INPI.