Brevetabilité de l’invention - Contrariété à l’ordre public (non) - Droit de l’UE - Nouveauté (non) - Divulgation par le déposant
Concurrence parasitaire (non) - Imitation du produit - Risque de confusion - Volonté de profiter des investissements d’autrui
Responsabilité (oui) - Dénigrement - Mise en garde
Au regard des articles L. 611-17 du CPI, 27 des accords ADPIC et 53, a) de la Convention sur le brevet européen, la contrariété à l’ordre public ou aux bonnes mœurs d’une invention doit être évaluée à l’aune de l’exploitation commerciale du brevet, donc de la mise en œuvre de l’invention, et non pas au stade de la délivrance du brevet.
En l’espèce, le brevet litigieux porte sur un dispositif permettant la consommation de produits stupéfiants, en particulier du dérivé de cocaïne basée, appelé « crack », dont la consommation est aujourd’hui prohibée en France et pénalement réprimée. Toutefois, la politique française actuelle en matière de drogues, qui repose sur la loi du 31 décembre 1970, prévoit non seulement la répression de l'usage et du trafic de stupéfiants, mais également une surveillance sanitaire obligatoire et une offre de prévention et de soins à destination des usagers. Dans ce cadre, une politique de réduction des risques et des dommages (dite de RdR) s’est peu à peu développée en tant que partie intégrante du dispositif de lutte contre la toxicomanie.
En conséquence, quand bien même le brevet porte sur un kit permettant la consommation de produits stupéfiants, il n’est pas en lui-même contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs1, dès lors que son exploitation ne peut se faire qu’à travers la distribution du kit aux usagers de drogue par les seuls centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogue (CAARUD) et associations de santé publique opérant, dans le cadre légal déterminé de la politique de RdR, dans un objectif prépondérant de santé publique et non dans celui de promotion et incitation à la consommation de drogues.
En revanche, le brevet, déposé sous priorité interne d’une demande de brevet, est annulé pour défaut de nouveauté, l’ensemble des revendications ayant été divulguées par la société déposante elle-même plus de six mois avant la date de dépôt de la demande de brevet initial. En effet, elle a notamment livré des échantillons d’un kit de consommation de crack, dont les composants (tube formé d’une pipe et d’un embout escamotable et élément filtrant adaptable sur ce tube) mettent exactement en œuvre les revendications du brevet.
La divulgation d’une information de nature à jeter le discrédit sur un tiers, et notamment la tenue de propos publics qualifiant ce tiers de contrefacteur alors qu’aucune décision de justice n’a encore été rendue à son encontre, constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure2.
En l’espèce, la société titulaire du brevet litigieux a adressé des lettres d’avertissement à des associations clientes d’une des co-défenderesses, mais également à son fournisseur de filtres, faisant état de l’existence du brevet et du fait que tout tiers qui fabriquerait et/ou diffuserait un kit en reprenant ses caractéristiques se rendrait passible de contrefaçon, ce qui, en l’absence de toute décision de justice définitive, est de nature à jeter le discrédit sur les entreprises et associations proposant un kit concurrent de celui distribué par le titulaire du brevet.
Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 3e sect., 6 novembre 2020, 2017/12393 (B20200055)
Terpan c. Action solidaire développement et SAFE
1 Les décisions statuant sur la contrariété d’un brevet à l’ordre public sont rares. Outre le jugement du Tribunal commercial de la Seine mentionné dans la décision publiée ci-dessus (T. com. Seine, 25 nov. 1913, Ann. propr. ind. 1915-1919, 2, p. 16 : brevet portant sur une pipe à opium), les juges du fond ont décidé à une autre occasion qu’un brevet était contraire à l’ordre public (CA Paris, 4e ch., 7 mars 1969, Marc D. c. Madeleine B. et al. ; B19690044 ; PIBD 1969, III-261). Il s’agissait en l’espèce d’une invention portant sur un procédé de conservation de fruits et de légumes cuits ou crus, décrivant comme l’un des moyens d’une combinaison l’acide acétique industriel à une concentration largement supérieure à celle permise par les règlements. La cour d’appel a jugé que le brevet était nul pour un motif d’ordre public supérieur auquel il ne pouvait être conventionnellement dérogé.
À l’inverse, une cour d’appel a rejeté la demande en nullité sur le fondement de la contrariété à l’ordre public d’un brevet portant sur un système d’accrochage de remorques escamotable (CA Paris, 11 mars 1982, Pierre G c. société Atecpi ; Dossiers Brevets 1983, I, 12). Elle a jugé que cette demande n’était assortie d’aucune justification, et notamment d’aucun document de nature à justifier que les produits brevetés n’étaient pas conformes aux dispositions du Code de la route relatives à l’aménagement du véhicule.
2 Sur la question de la publication d’informations, à destination des tiers, relatives à une décision de justice ou à une procédure en cours en matière de contrefaçon de droits de propriété intellectuelle, voir la note sous : CA Paris, pôle 5, 16e ch., 3 mars 2020, Manitou B SA c. J. C. Bamford Excavators Ltd, 2019/12564 (B20200015 ; PIBD 2020, 1136, III-1).