Jurisprudence
Brevets

Compétence du TJ de Paris pour statuer sur des demandes aux fins de voir conclure une licence FRAND sur des brevets essentiels

PIBD 1184-III-4
TJ Paris, 7 décembre 2021, avec une note de Cécile Martin

Brevets essentiels à une norme - Action aux fins de voir conclure une licence FRAND - Compétence du TJ de Paris (oui) - Compétence exclusive en matière de brevets - Demande de nature contractuelle - Compétence internationale - Droit de l’UE - Pluralité de défendeurs - Lieu du domicile de l’un d’eux - Lien de connexité entre les demandes

Texte

À l’issue de négociations infructueuses en vue de la concession d’une licence aux conditions dites « FRAND » sur des brevets déclarés, auprès de l’ETSI, comme essentiels aux normes de télécommunication 3G et 4G, des sociétés spécialisées dans la téléphonie mobile ont été assignées en contrefaçon dans plusieurs pays européens par la société néerlandaise titulaire des brevets. Elles ont à leur tour assigné cette société devant le tribunal judiciaire de Paris afin qu'elle se conforme à ses engagements souscrits lors de l'adhésion à l’ETSI et qu'elle leur propose un taux pour la licence respectant les conditions édictées par les règles de procédure de l’organisme de normalisation. L’ETSI a également été poursuivi afin qu’il lui soit enjoint d’exiger de la société adhérente l’exécution de ses obligations envers les sociétés demanderesses, et de concourir ainsi à la conclusion d’une licence aux conditions FRAND.

En vertu de sa compétence exclusive en matière de brevets d’invention, le tribunal judiciaire de Paris est compétent pour statuer sur la demande dirigée contre l’ETSI, association ayant son siège dans le ressort du tribunal judiciaire de Nice. En effet, bien qu’elle soit de nature contractuelle, la demande nécessite un examen de la méconnaissance d’un droit de brevet – portant en l’espèce sur un portefeuille de brevets essentiels à une norme – et de l’obligation pour le titulaire d’octroyer une licence FRAND.

En application de l’article 8, 1), du règlement (UE) n° 2015/2012, la juridiction saisie, qui est située dans l’État membre dans lequel est domicilié l’un des défendeurs, à savoir l’ETSI, est également compétente pour statuer sur la demande visant la société néerlandaise, titulaire des brevets. Les demandes dirigées contre l’ETSI et cette société sont en effet liées par un rapport si étroit qu’il y a lieu de les juger ensemble. Bien que les fondements juridiques soient différents (dans un cas, le contrat d'association régissant les rapports entre l'ETSl et ses membres ; dans l’autre, la stipulation pour autrui par laquelle l’adhérente s’est engagée à consentir des licences à des conditions FRAND), les demandes s’inscrivent dans une même situation de droit. Elles procèdent également d’une même situation de fait qui résulte, selon les demanderesses, du non-respect des règles relatives aux droits de propriété intellectuelle élaborées par l’ETSI. Si les causes étaient jugées séparément par les tribunaux de différents États membres, les solutions retenues risqueraient d’être inconciliables. Par ailleurs, l’ETSI s'est doté de moyens juridiques en vue de garantir le respect par ses membres de leurs obligations en matière de droit de la propriété intellectuelle, de sorte que la demande dirigée contre cet organisme ne peut être qualifiée d'artificielle en ce qu’elle détournerait une règle de procédure en créant un rattachement particulier du litige à la France.

Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 3e sect., ord. du juge de la mise en état, 7 décembre 2021, 20/12558 (B20210096)
Beijing Xiaomi Mobile Software Co. Ltd, Xiaomi Communications Co. Ltd, Xiaomi Inc. et al. c. Institut européen des normes de télécommunications (ETSI), Koninklijke Philips N.V. et Philips International B.V.

Titre
NOTE :
Texte

Les sociétés Koninklijke Philips et Philips International, ainsi que l’Institut européen des normes de télécommunications (ETSI), avaient été auparavant assignés à des fins similaires, devant le même tribunal, par d’autres sociétés qui étaient poursuivies devant la High Court of Justice of England and Wales en contrefaçon de brevets essentiels aux normes 3G et 4G, suite à l’échec des négociations engagées en vue de la conclusion d’une licence à des conditions dites « FRAND » (fair, reasonable and non-discriminatory). Le juge de la mise en état[1] a, comme dans le présent litige, rejeté l’exception d’incompétence soulevée par les sociétés Philips en s’appuyant sur des motifs similaires.

Bien que ces deux décisions ne concernent pas le fond de l’affaire mais seulement la compétence du tribunal saisi, elles apportent des précisions intéressantes sur la qualification du fondement juridique des demandes. Ces dernières tendent à voir contraindre les défendeurs à exécuter leurs obligations respectives qui sont issues d’un cadre contractuel mis en place par l’ETSI. Il s’agit, concernant cet organisme, de respecter les clauses du contrat d’association régissant ses relations avec ses membres et, pour les titulaires de brevets, la stipulation pour autrui prévue par les règles de procédure élaborées par l’association, auxquelles ils ont accepté en tant qu’adhérents de se soumettre.  

Aux termes de l’article 6.1 de l’annexe 6, intitulée « Politique de l’ETSI sur la propriété intellectuelle », de ces règles de procédure, lorsqu’un brevet est déclaré essentiel à une norme auprès de l’ETSI, l’organisme « doit immédiatement demander au titulaire de prendre, dans un délai de trois mois, un engagement irrévocable par écrit qu'il est prêt à octroyer des licences irrévocables à des conditions justes, raisonnables et non-discriminatoires sur ce droit ». Il est précisé que cet engagement « peut être pris à la condition que ceux qui demandent des licences acceptent de rendre la pareille ».

Les actions en justice intentées aux fins de voir conclure une licence à des conditions FRAND sont très rares. Dans une affaire où des négociations en vue d’un accord avaient échoué en amont, des demandes de cette nature ont toutefois été présentées devant les juges du fond (à côté d’une demande en réparation du préjudice résultant de l’atteinte aux brevets), mais ont été rejetées tant en première instance qu’en appel sans que les questions liées à la licence elle-même ne soient abordées. Les demandes étaient en effet devenues sans objet, la preuve du caractère essentiel des brevets, déclarés comme tels auprès de l’ETSI, vis-à-vis des normes de téléphonie mobile invoquées n’ayant pas été suffisamment rapportée. La décision de la cour d’appel[2], qui était très attendue par les praticiens du droit de la propriété industrielle, a au moins le mérite de s’être prononcée dans le cadre d’une procédure tendant, pour la première fois, à voir fixer judiciairement le taux d'une redevance à des conditions FRAND.

La très grande majorité des litiges mettant en jeu des brevets essentiels, que ces derniers soient invoqués comme tels devant le tribunal ou qu’ils aient fait l’objet d’une déclaration auprès d’un organisme de normalisation, concerne des actions plus classiques en contrefaçon ou des demandes en vue d’obtenir des mesures provisoires à ce titre[3].

Dans l’une de ces affaires, des éléments d’ordre contractuel relatifs à une licence FRAND avaient cependant été relevés par les sociétés poursuivies en référé. Les sociétés Apple faisaient valoir qu’elles avaient acquis, pour leur téléphone mobile iPhone 4S, des puces mettant en œuvre les brevets de la société Samsung déclarés essentiels à la norme 3G, auprès d’une société tierce disposant d’une licence croisée conclue avec la société demanderesse.

Le tribunal[4] a considéré qu’en vertu du contrat passé avec la société Qualcomm, la société Samsung s'était engagée à ne pas introduire d’actions en contrefaçon à l’encontre de clients de sa cocontractante qui auraient intégré dans leurs produits des composants fournis par celle-ci et mettant en œuvre ses droits de propriété intellectuelle. Il a ajouté que la société Samsung ne pouvait limiter l'étendue de la licence consentie à la société Qualcomm pour en exclure un client tel que la société Apple Inc., cette licence étant irrévocable conformément aux règles de l'ETSI. La demande d’interdiction provisoire introduite à l’encontre des sociétés Apple a dès lors été rejetée.

Dans les autres affaires citées plus récentes, les actions en contrefaçon ont été formées par les sociétés Philips et Intellectual Ventures qui avaient auparavant cherché à conclure, sans succès, avec les prétendus contrefacteurs une licence sur leurs brevets essentiels respectifs. La société IPCom avait fait de même avant d’engager des poursuites afin d’obtenir des mesures d’interdiction provisoire. Ces mesures ont été refusées par le juge des référés qui les a considérées manifestement disproportionnées et de nature à entraîner un déséquilibre dans la situation des parties en donnant un avantage indu au breveté qui pourrait être tenté d'imposer une licence à des conditions « non FRAND ». L’activité de la société IPCom, simple gestionnaire d'un portefeuille de brevets qu’elle n’exploitait pas elle-même, pouvait en effet s’apparenter à celle d’un véritable patent troll, d’autant que le brevet en cause arrivait à expiration incessamment.

À cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne[5] a défini un cadre de bonnes conduites à adopter. Elle considère que le titulaire d’un brevet essentiel à une norme, qui s’est engagé irrévocablement envers l’organisme de normalisation à octroyer aux tiers une licence à des conditions dites « FRAND », n’abuse pas, sous certaines conditions, de sa position dominante en introduisant une action en contrefaçon tendant à la cessation de l’atteinte à son brevet ou au rappel des produits litigieux. Le titulaire doit avoir, au préalable, averti le prétendu contrefacteur de la contrefaçon qui lui est reprochée en désignant le brevet et en précisant la façon dont il a été contrefait. De plus, après que le prétendu contrefacteur a exprimé sa volonté de conclure un contrat de licence aux conditions FRAND, il doit lui transmettre une offre concrète et écrite de licence à de telles conditions, en précisant, notamment, la redevance et ses modalités de calcul. Il peut alors agir si le prétendu contrefacteur, continuant à exploiter le brevet, ne donne pas suite à cette offre avec diligence, conformément aux usages commerciaux reconnus en la matière et de bonne foi.

La présente affaire qui oppose le groupe Xiaomi aux sociétés Philips offre une nouvelle chance pour les professionnels de la propriété industrielle de voir un tribunal examiner au fond une demande visant à la conclusion d’une licence FRAND sur des brevets essentiels, à moins que les parties ne trouvent un terrain d’entente en cours de procédure.

Cécile Martin
Rédactrice au PIBD

[1] TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 6 févr. 2020, TCT Mobile Europe SAS et al.c. Koninklijke Philips NV et al., 19/02085 (B20200027).

[2] CA Paris, pôle 5, 1re ch., 16 avr. 2019, Conversant Wireless Licensing SARL c. LG Electronics France SAS et al., 15/17037 (B20190026 ; PIBD 2019, 1117, III-250 avec une note de C. Martin ; L'Essentiel, juill. 2019, p. 4, note de J.-P. Clavier ; Propr. industr., juill.-août 2019, p. 8, note de M. Dhenne, p. 25, note de J. Raynard ; Propr. industr., janv. 2020, p. 32, note de J. Raynard).

[3]  V. les décisions citées dans la note publiée au PIBD 2019, 1117, III-250. V. également les décisions récentes suivantes : CA Paris, pôle 5, 1re ch., 2 oct. 2018, Wiko SASU c. Koninklijke Philips NV, 18/03351 (B20180079) ; TJ Paris, 3e ch., 4e sect., ord. juge de la mise en état, 14 févr. 2019, Intellectual Ventures II LLC c. Broadcom Distribution Ltd et al., 17/13839 (B20190107) ; TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 16 janv. 2020, Intellectual Ventures II LLC c. Orange et al., 17/13838 (B20200034) ; TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 16 janv. 2020, Intellectual Ventures II LLC c. SFR et al., 17/13839 (B20200028) ; TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 16 janv. 2020, Intellectual Ventures c. Huawei et al., 17/13837 (B20200068) ; TJ Paris, ord. réf., 20 janv. 2020, IPCom GmbH & Co Kg c. Lenovo SAS et al., 19/60318 (B20200032 ; PIBD 2020, 1147, III-3) ; TJ Paris, ord. réf., 20 janv. 2020, IPCom GmbH & Co. KG c. Xiaomi HK Ltd et al., 19/60317 (B20200029) ; TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 4 févr. 2021, Intellectual Ventures c. Huawei et al., 17/13837 (B20210027). Dans toutes ces dernières affaires ayant trait à des technologies dans le domaine des télécommunications et qui concernent des actions en contrefaçon – à part les demandes en interdiction provisoire intentées par la société IPCom –, se posaient de simples questions de procédure civile au stade de la mise en état, comme le sursis à statuer, la protection des pièces confidentielles communiquées (contrats de licence) ou la compétence. En marge de l’affaire IPCom/Lenovo, les filiales américaines du groupe Lenovo avaient présenté aux États-Unis une requête en injonction anti-procès (motion for anti-suit injunction), ayant pour objet d’interdire au breveté d’intenter une action en contrefaçon en France, tant que la juridiction américaine ne se serait pas prononcée sur la fixation des conditions d’une licence FRAND mondiale pour les brevets essentiels de la société IPCom. La cour d’appel de Paris a ordonné le retrait de cette requête (CA Paris, pôle 5, 16e ch., 3 mars 2020, Lenovo Inc. et al. c. IPCom GmbH, 19/21426 (B20200011, PIBD 2020, 1137, III-1).

[4] TGI Paris, ord. réf., 8 déc. 2011, Samsung Electronics Co. Ltd et al. c. Apple France SARL et al., 11/58301 (B20110209 ; PIBD 2012, 956, III-118 ; RLDI, 78, janv. 2012, p. 24, note de M. Trézéguet ; Expertises, 366, févr. 2012, p. 56, note de F. Bourguet).

[5] CJUE, 5e ch., 16 juillet 2015, Huawei Technologies Co. Ltd, C-170/13 (B20150103, PIBD 2015, 1034, III-567 ; Comm. Com. électr., sept. 2015, p. 29, note de C. Caron ; Europe, oct. 2015, p. 28, note de L. Idot ; Contrats concurr. cons., oct. 2015, p. 31, note de G. Decocq ; Gaz. Pal., 308-309, 4-5 nov. 2015, p. 17, note de L. Marino ; Propr. industr., nov. 2015, p. 28, note de C. Rodà ; PA, 8, 12 janv. 2016, p. 7, note de P. Arhel ; RTDE, 4, oct.-déc. 2015, p. 865, note d’É. Treppoz ; Propr. intellec., 58, janv. 2016, p. 95, note de M. Vivant ; L'Essentiel, oct. 2015, p. 5, note de J.-P. Clavier).