d’après l’article de Martina Dani* : Proportionality in patent litigation on medical devices, in EIPR, (44), 9, septembre 2022, p. 570-574
Cet article présente deux décisions italiennes où les tribunaux ont fait preuve d’une certaine souplesse dans l’octroi de mesures d’interdiction en cas de contrefaçon de brevets portant sur des dispositifs médicaux, tentant de trouver un équilibre entre droit exclusif et santé publique en vertu du principe de proportionnalité. L’occasion, pour l’auteure, de comparer l’application de ce principe par les tribunaux anglais et allemands.
Dans l’affaire Edwards Lifesciences c. Meril et Viglia, le tribunal de Turin a ordonné l’interdiction et la saisie des dispositifs médicaux qui contrefaisaient deux brevets d’Edwards Lifesciences portant sur une valve prothétique implantable. Cependant, le tribunal a décidé de limiter les effets de cette mesure afin d’assurer la poursuite des livraisons. En cela, le tribunal a appliqué la disposition de l’article 124, paragraphe 6 du code italien de la propriété industrielle qui impose à l’autorité judiciaire d’exercer un contrôle de proportionnalité des mesures prononcées. Le tribunal a considéré que la poursuite des livraisons relevait de l’intérêt général. C’est la première fois, souligne l’auteure, qu’un tribunal italien prend en compte le caractère vital d’un dispositif contrefaisant.
Le tribunal de Turin s’est fondé sur une décision italienne et une décision anglaise. Dans l’affaire Heraeus c. Biomet qui portait sur l’appropriation de secrets d’affaires, le tribunal de Milan avait accordé un sursis à l’exécution des mesures prononcées. Dans l’affaire Edwards Lifesciences c. Boston, la cour anglaise avait décidé d’un sursis de douze mois à l’exécution de sa décision d’interdire des valves cardiaques contrefaisantes, le temps pour les cliniciens de se former à des dispositifs non contrefaisants. Elle avait également accordé une exemption des mesures d’interdiction pour certains patients pour lesquels le dispositif contrefaisant était la seule solution thérapeutique possible.
La deuxième décision italienne présentée par l’auteure concerne l’affaire Illumina c. Euroclone et Nuova Genetica Italiana. Le brevet litigieux portait sur des nucléotides modifiés pour le séquençage de polynucléotides (ADN). Le tribunal de Milan l’avait jugé contrefait par les instruments et les kits de séquençage du génome du défendeur et avait prononcé une mesure d’interdiction en exemptant les kits de séquençage contrefaisants qui devaient être fournis aux entités qui possédaient déjà les instruments de séquençage. Cette fois-ci, le tribunal ne s’est pas référé à l’article 124, paragraphe 6 du code de la PI et au principe de proportionnalité mais a justifié la limite de son interdiction par le besoin qu’avaient les hôpitaux et les laboratoires de recherche de poursuivre leurs recherches en utilisant les instruments de séquençage déjà livrés, au moins pendant la période nécessaire à la mise en place d’une nouvelle organisation du laboratoire. Dans cette affaire, le tribunal s’est efforcé de concilier les intérêts du titulaire et ceux des tiers. Ainsi, il a souligné le droit du titulaire de connaître avec exactitude les quantités de kits de séquençage contrefaisants livrés et bénéficiant de l’exemption à l’interdiction de manière à pouvoir les prendre en compte plus tard lors de l’évaluation de la réparation financière.
L’auteure examine ensuite la façon dont l’intérêt général est pris en considération dans la décision d’octroyer et d’aménager des mesures d’interdiction dans la jurisprudence anglaise et la jurisprudence allemande.
En Allemagne, l’intérêt des tiers n’est pas un critère pris en compte pour l’octroi de mesures d’interdiction en cas de contrefaçon de brevets portant sur des dispositifs médicaux. L’auteure cite la décision du Landgericht de Düsseldorf dans l’affaire Boston Scientific c. Edwards Lifesciences, où le producteur de valves cardiaques contrefaisantes s’est vu refuser un sursis alors que l’exécution immédiate de l’interdiction présentait un risque pour la santé des patients. En cela, le Landgericht a suivi la Bundesgerichtshof dans son arrêt Échangeur de chaleur. En effet, la jurisprudence allemande ne prend en compte que les conséquences économiques pour le contrefacteur pour accorder un sursis et non l’intérêt des tiers, ni l’intérêt général.
Cependant, la situation a changé depuis l’entrée en vigueur, en août 2021, de la loi sur la modernisation du droit des brevets qui introduit le principe de proportionnalité en excluant l’octroi de mesures d’interdiction si elles ont des conséquences disproportionnées vis-à-vis du contrefacteur ou des tiers. Cette disposition a été appliquée pour la première fois par le Landgericht de Düsseldorf dans l’affaire NuCana c. Gilead Sciences. En l’occurrence, il a rejeté l’argument selon lequel une mesure d’interdiction était disproportionnée au regard de l’intérêt des patients et a accordé la mesure d’interdiction.
À l’occasion de l’affaire Evalve & Abbott c. Edwards Lifesciences, le défendeur avait demandé à la High Court anglaise de ne pas interdire son produit contrefaisant ou d’octroyer une exemption pour que les dispositifs contrefaisants continuent d’être fournis aux patients pour lesquels l’application du dispositif du brevet contrefait avait échoué.
La Cour a dégagé plusieurs principes, notamment : le breveté a le droit de se voir octroyer des mesures d’interdiction pour empêcher la contrefaçon de son brevet ; il incombe au défendeur de démontrer pourquoi l’interdiction ne devrait pas être accordée ; l’intérêt général peut justifier le refus ou la limitation d’une interdiction ; le système des brevets comporte déjà plusieurs dispositions visant à assurer un équilibre entre monopole et intérêt général ; les monopoles sont certes souvent contraires à l’intérêt général mais le monopole conféré par le brevet doit être protégé par l’octroi d’interdictions, dans l’intérêt général, afin que soient respectés les objectifs du système des brevets ; devant des intérêts généraux divergents, la juridiction doit se souvenir que c’est le législateur qui est le mieux placé pour trouver un équilibre entre ces intérêts. Aussi le pouvoir discrétionnaire du tribunal de refuser ou de limiter une interdiction doit-il être exercé avec parcimonie.
Pour ce qui concerne les dispositifs médicaux, la Cour a souligné qu’en matière d’intérêt général, il fallait prouver de manière objective que des patients ne devaient pas être traités avec le dispositif contrefait mais avec le dispositif contrefaisant, en s’appuyant sur une décision collégiale des médecins.
En l’occurrence, Edwards n’ayant même pas essayé de prouver que le dispositif contrefaisant était objectivement le seul possible, le tribunal a prononcé l’interdiction, avec toutefois une exemption pour les patients pour lesquels l’application du dispositif contrefait avait été un échec.
Pour finir, l’auteure s’interroge sur l’application du principe de proportionnalité par la future Juridiction unifiée du brevet (JUB). L’article 42, paragraphe 2 de l’accord sur la JUB1 (« l’accord ») dispose certes que « la Juridiction veille à ce que les règles, procédures et recours prévus par le présent accord et par les statuts soient utilisés de manière juste et équitable et ne faussent pas la concurrence » mais il ne fournit pas de détails sur le contrôle de la proportionnalité. Seuls l’article 62, paragraphe 22 de l’accord et la règle 211, paragraphe 33 du règlement de procédures de la JUB sur l’octroi de mesures provisoires prévoient que la juridiction prenne en compte l’intérêt des parties et les effets préjudiciables éventuels pour les parties. L’auteure fait remarquer qu’il y est uniquement question des intérêts du breveté et du contrefacteur et non de ceux des tiers. De plus, cela ne concerne que les mesures provisoires, l’article 63 de l’accord relatif aux injonctions permanentes restant muet sur le sujet de la proportionnalité.
*Franzosi Dal Negro Setti, Milan.
1 Accord relatif à une juridiction unifiée du brevet.
2 « La Juridiction dispose d'un pouvoir d'appréciation pour mettre en balance les intérêts des parties et, notamment, tenir compte des effets préjudiciables éventuels pour l'une ou l'autre des parties résultant de sa décision de prononcer ou non l'injonction en question. »
3 « Pour statuer sur la demande de mesures provisoires, la Juridiction peut prendre en compte les intérêts des parties. »