Jurisprudence
Brevets

Activité inventive d’un brevet portant sur un médicament - Crédibilité de l’effet technique de l’invention à la date de dépôt ou de priorité

PIBD 1214-III-1
TJ Paris, 8 juin 2023

Validité du brevet européen (oui) - Médicament - 1) Activité inventive - Homme du métier - Équipe - Effet technique - Appréciation à la date de priorité ou de dépôt - Essais - 2) Nouveauté - Droit de priorité - Droit applicable - 3) Description suffisante

Texte

Le brevet européen litigieux couvre des composés utiles comme agents anticoagulants pour le traitement des troubles thromboemboliques, et plus particulièrement l’apixaban. Un génériqueur a agi en nullité de ce brevet et du CCP délivré sur la base de celui-ci.

L’invention en cause présente une activité inventive. L’un des moyens invoqués, selon lequel le breveté n’était pas en possession de l’invention à la date de priorité dès lors que la demande PCT dont est issu le brevet n’enseignerait aucune preuve technique rendant « plausible » ou « crédible » que ce brevet fournissait une solution au problème technique posé, est rejeté.

En effet, la jurisprudence française n’exige pas des brevetés qu’ils démontrent, par des tests ou la divulgation de données qui figureraient dans le brevet, l’effet technique revendiqué, sauf dans le cas des brevets dits de seconde application thérapeutique. Toutefois, elle n’admet pas comme valable un brevet qui, du point de vue de la personne du métier, n’apporterait aucune contribution à l'état de la technique ou qui permettrait à son déposant de réserver un domaine de recherche n’ayant pas encore apporté des résultats concrets et techniques. Une invention doit ainsi avoir un effet technique « crédible » ou « plausible » à la date de dépôt, dont l’absence est sanctionnée sur le terrain du défaut d’activité inventive. Le caractère crédible de l’effet technique s’apprécie à la date de priorité ou de dépôt, au vu des éléments contenus dans la demande, y compris les affirmations du breveté, sans que celui-ci ait l’obligation de fournir dans la demande les résultats de tests ou d’essais ou toute autre donnée. Des éléments postérieurs au dépôt peuvent en outre être pris en considération mais ne peuvent pas servir de base unique pour démontrer la crédibilité de l’effet technique.

En l’espèce, la demande initiale de brevet ne contenait pas certains éléments, dont le paragraphe de la description qui divulgue l’apixaban sous forme de composé, qui ont été ajoutés au cours de la phase d’examen, soit bien après la date de priorité. De la même manière, les revendications, qui revendiquaient initialement la protection d’un très grand nombre de composés en fonction des variantes possibles des différents substituants autour de la structure centrale, ont été entièrement refondues.

Il ne peut en être déduit que le déposant n’était pas en possession de l’invention au moment du dépôt et qu’il a déposé une idée ou une intuition. En effet, le dépôt initial divulgue spécifiquement l’apixaban, lequel est en outre exemplifié, certes parmi 140 exemples et la description de plus de 100 synthèses de produits. La demande PCT dont est issu le brevet en cause révèle des tests ayant abouti à la détermination de composés « les plus préférés » et décrit en outre que 3,07 g d’apixaban ont été synthétisés. Cette quantité distingue incontestablement l’apixaban parmi tous les exemples de composés synthétisés car elle est, de très loin, la plus importante quantité synthétisée selon la description, aucun autre exemple n’atteignant le gramme.

Il en résulte que la personne du métier – en l’espèce, une équipe pluridisciplinaire composée d’un chimiste médicinal, d’un pharmacologue, d’un pharmacocinéticien et d’un médecin ayant une expérience des anticoagulants – en aurait nécessairement déduit, sur la base des connaissances générales communes, que le breveté pensait que l’apixaban était un composé prometteur, voire le plus prometteur. Cette conclusion n’est certes pas formellement exprimée dans la description dès la date de priorité et est encore moins corroborée par des données rendues publiques dans ce document lors de son dépôt.

Toutefois, une telle exigence de divulgation de résultats ne figure pas dans la CBE, ni dans le règlement d’exécution, ni comme vu précédemment dans la jurisprudence française pour un brevet autre que de seconde application thérapeutique (pour qu’il soit suffisamment décrit), tandis qu’en l’occurrence, l'étendue du monopole du brevet en cause correspond à l’apixaban (indépendamment de son application thérapeutique). L’effet technique de l’apixaban est en outre crédible du point de vue de la personne du métier à la lecture du fascicule de brevet tel que déposé (étant au surplus rappelé que la protection des tiers est en principe assurée par le biais du grief de l’extension indue). Il en résulte qu’il n’apparaît pas justifié ici de priver le breveté de la possibilité d’apporter la preuve de la contribution de ce composé à l’état de la technique, à la date du dépôt, par la production d’éléments extérieurs et contemporains. Celui-ci verse aux débats les cahiers de laboratoire et rapports de ses chercheurs, antérieurs au dépôt de la demande PCT, qui démontrent de manière indiscutable qu’il était en possession de l’invention. Ces éléments confirment en tous points le programme de recherche tel qu’exposé par le breveté et la découverte de l’apixaban avant la date de priorité.

Par ailleurs, la nouveauté de l’invention est caractérisée. Le génériqueur soutenait que le breveté ne pouvait se prévaloir de sa date de priorité, de sorte que lui était opposable, à titre d’antériorité, un autre brevet qui enseignait un composé correspondant à l’apixaban. En l’espèce, la demande PCT dont est issu le brevet litigieux a été valablement déposée par une société tierce appartenant au groupe pharmaceutique. Celle-ci était l’ayant droit de sa filiale, elle-même cessionnaire des droits des inventeurs et pouvait donc revendiquer le droit de priorité attaché à la demande provisoire de brevet américain.

Enfin, l’invention est suffisamment décrite. Le fascicule de brevet décrit longuement le procédé mis en œuvre pour synthétiser l’apixaban, de sorte que la personne du métier est parfaitement en mesure de reproduire l’invention. Cette personne comprend que l'invention porte notamment sur l’apixaban, composé identifié et exemplifié, et que celui-ci est le composé le plus prometteur pour traiter les troubles thromboemboliques, peu important l’absence de publication de résultats de tests dans le brevet.

La demande en nullité du brevet est donc rejetée ainsi que celle subséquente en nullité du CCP.

Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 1re sect., 8 juin 2023, 21/12727 (B20230049)
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