Action en contrefaçon du brevet européen - Recevabilité des licenciés non exclusifs (oui) - Qualité pour agir
Portée du brevet - Droit de priorité - Pluralité de demandes antérieures - Identité d’invention
Validité du brevet européen (non) - Médicament - Invention d’application thérapeutique - Effet thérapeutique crédible - État de la technique - Essai clinique - Description suffisante (oui) - Nouveauté (oui) - Activité inventive (non) - Personne du métier - Équipe - Chances raisonnables de succès
Exécution provisoire du jugement (oui) - Effet absolu et immédiat de l’annulation du brevet
Les sociétés demanderesses commercialisent en France une spécialité hybride (un générique qui diffère par certains aspects d’un médicament princeps) d’un médicament dénommé Jevtana. Elles ont agi en nullité de la partie française du brevet européen intitulé « Nouvelle utilisation antitumorale du cabazitaxel » que le Jevtana met en œuvre. La société titulaire du brevet ainsi que les sociétés licenciée et sous-licenciée, qui commercialisent le médicament princeps, ont alors assigné les sociétés demanderesses en contrefaçon.
Les sociétés licenciées sont recevables à agir en contrefaçon. L’article L. 615-2 du CPI, dans sa version antérieure au 1er juin 2023[1], fait de l’action en contrefaçon une action réservée au propriétaire du brevet. Le dernier alinéa, qui permet à tout licencié d'intervenir dans l'instance en contrefaçon engagée par le breveté, n'a d'effet utile que s'il permet au licencié intervenant d'agir sur le fondement de la contrefaçon, et non en se prévalant seulement du droit commun. En l’espèce, les sociétés licenciées du brevet ont agi avec le titulaire. Elles sont donc recevables à fonder leurs demandes, quelles qu'elles soient, sur la contrefaçon, et à invoquer à leur bénéfice tous les moyens procéduraux spécifiques à la contrefaçon, dans la seule mesure où l'objet de leur demande se limite à leur propre préjudice.
Le brevet en cause décrit l'utilisation du cabazitaxel (une molécule qui fait partie de la famille des taxanes), en association avec la prednisone ou la prednisolone, dans le traitement du cancer de la prostate métastatique résistant à la castration, chez des patients ayant déjà reçu un traitement à base de docétaxel (qui est également un taxane) et ayant un cancer de la prostate qui a progressé pendant ou après ledit traitement. Il indique qu'un aspect de l'invention inclut l'augmentation de la survie du patient, décrit les modes d'administration, la prise en compte et la prévention du risque de divers effets indésirables, des contre-indications à l'administration de cabazitaxel, puis décrit à travers plusieurs exemples les résultats d'un essai clinique, dont l'objet était de comparer le cabazitaxel (avec prednisone) à la mitoxantrone (avec prednisone).
En premier lieu, le moyen tiré de l'insuffisance de description est écarté.
Lorsqu’une revendication porte sur une application thérapeutique d'une substance ou d’une composition, l'obtention de l’effet thérapeutique nouveau est une caractéristique technique fonctionnelle de la revendication. En conséquence, pour satisfaire à l'exigence de suffisance de description, la demande de brevet doit refléter cette application thérapeutique directement et sans ambigüité, de manière que la personne du métier puisse comprendre que les résultats reflètent cette application, sans qu'il soit pour autant nécessaire de démontrer cet effet thérapeutique[2]. Dans le même sens, l’OEB conclut que la personne du métier doit trouver « crédible » à la lecture de la demande de brevet, que l'effet thérapeutique est obtenu.
En l’espèce, les données divulguées par le brevet montrent en moyenne un effet thérapeutique favorable, mesuré de façon directe ou indirecte selon divers critères, tels que la durée de survie ou le taux de l'antigène spécifique à la prostate (PSA), même si l'effet n'est pas démontré pour certaines sous-catégories de la population, notamment celle ayant reçu antérieurement une dose de docétaxel inférieure à 225 mg/m² et celle ayant dû interrompre le traitement en raison d'effets secondaires graves tels que la neutropénie.
Il est fréquent qu'un traitement globalement efficace échoue pour certaines personnes, en particulier en oncologie. Le brevet n'est pas tenu d'identifier les éventuelles sous-catégories concernées, ce qui serait impossible. Il suffit qu'il divulgue les éléments permettant d'éviter les échecs prévisibles de la réalisation de l'invention. Or, le brevet enseigne la conduite à tenir en cas de neutropénie ainsi qu'un mode de réalisation préféré consistant à n'administrer le traitement qu'aux patients ayant préalablement reçu plus de 225 mg/m² de docétaxel.
Juger une invention exposée de façon suffisamment claire et complète pour être exécutée, tout en jugeant qu'elle n'est pas entièrement divulguée faute de certitude dans l'existence de l'effet thérapeutique revendiqué, reviendrait à permettre de déposer à nouveau des inventions faisant déjà l'objet d'un brevet valide en ce qui concerne la suffisance de description, en privant celui-ci de son effet destructeur de nouveauté des dépôts ultérieurs ayant le même objet, ce qui serait évidemment contraire à l'objectif de l'exigence de nouveauté comme condition de brevetabilité. Néanmoins, réciproquement, la divulgation d'une caractéristique d'une façon qui ne permet pas sa mise en œuvre (par exemple, s'agissant d'un effet thérapeutique, car il est seulement divulgué en tant qu'éventualité sans être reflété ou rendu crédible par les autres éléments de l'antériorité concernée, ce qui ne permet donc pas sa mise en œuvre en vertu du sens donné à cette notion rappelé ci-dessus), n'est pas destructrice de nouveauté de l'invention exposant pour la première fois cette caractéristique de façon claire et complète, par exemple par la divulgation des données reflétant l'effet thérapeutique objet de l'invention.
Afin d'interpréter de manière cohérente l’exigence de suffisance de description et celle de nouveauté, il faut donc donner un sens uniforme à l'invention dans les deux cas. Ainsi, une caractéristique revendiquée est comprise dans l'état de la technique si et seulement si sa divulgation antérieure la rend exécutable, c'est-à-dire si et seulement si l’effet thérapeutique est reflété par le contexte de sa divulgation (autrement dit crédible).
La question de la nouveauté de la revendication principale dépend donc, en l’espèce, de celle du caractère crédible de l'effet thérapeutique revendiqué, tel qu'il est décrit dans chaque document invoqué contre sa nouveauté, à sa date respective (ou, autrement dit, si chaque document reflète cet effet pour la personne du métier).
Les documents cités ne font que décrire l'essai clinique de phase III, en ce qu'il compare l'effet du cabazitaxel (avec prednisone) à celui de la mitoxantrone (avec prednisone) dans l'application thérapeutique revendiquée, mais sans révéler aucune donnée clinique ou théorique sur les chances de succès de ce traitement. Le fait qu'une application fasse l'objet d'un essai de phase III est un indice très important, mais il ne s'agit que d'une information administrative et non d'une donnée technique en soi, qui ne peut donc pas suffire à prouver la crédibilité de l'effet thérapeutique. Il ne permet donc pas de conclure, au stade de la nouveauté (qui interdit de prendre en compte d'autres éléments de l'art antérieur), à la divulgation de l'invention dans tous ses éléments.
Par conséquent, faute de divulgation d'une antériorité reflétant l'effet thérapeutique objet de la revendication principale et des revendications dépendantes du brevet litigieux, le moyen tiré du défaut de nouveauté est également écarté.
S’agissant de l’activité inventive, l’essai clinique constitue un point de départ pertinent de la réflexion de la personne du métier, qui est un oncologue connaissant le traitement des cancers de la prostate et un biochimiste spécialisé dans le développement de médicaments chimiothérapeutiques, dont les taxanes. Conformément à la jurisprudence constante, l'invention sera évidente dès lors que l'hypothèse sur laquelle elle repose, qui est entièrement divulguée par l'essai clinique, aurait été suivie par la personne du métier, en la vérifiant au besoin par des opérations de routine, avec une espérance raisonnable de réussite.
Les chambres de recours de l'OEB estiment que les essais cliniques sont des tests de routine et que la divulgation d'un tel essai portant spécifiquement sur l'application brevetée, qu'il soit de phase II ou de phase III, crée en soi un espoir raisonnable de succès pour la personne du métier. Elles jugent ainsi que le protocole détaillé d'un essai clinique de phase II visant à vérifier la sureté et l'efficacité d'un composé dans une indication thérapeutique donnée rend évidente l'invention portant sur ce composé dans cette indication thérapeutique, à moins d'une preuve du contraire dans l'art antérieur, car les essais cliniques sont classiquement fondés sur des données précliniques antérieures et que les traitements éventuels objet des essais sont sélectionnés au regard de données expérimentales suggérant leur succès.
Les juridictions françaises s'inscrivent dans la même tendance mais le plus souvent sans affirmer par principe que la divulgation d'un essai clinique détruit en soi l'activité inventive de l'indication thérapeutique concernée. La cour d'appel de Paris a ainsi jugé que l'annonce d'un essai de phase III sur l'administration de fingolimod dans la posologie objet du brevet qui était invoqué devant elle confortait l'incitation résultant déjà de la divulgation des résultats d'un essai de phase II comportant un enseignement sur l'effet de différents dosages, au point de créer une espérance raisonnable de succès[3].
Cette approche, selon laquelle un essai clinique ne détruit pas en soi l'activité inventive mais est de nature à influencer et renforcer l'enseignement tiré du reste de l'art antérieur, permet la prise en compte des particularités de chaque cas d'espèce et ne porte pas atteinte à la sécurité juridique des déposants de brevet.
Ainsi, face à la divulgation d'une piste thérapeutique qui a été jugée suffisamment prometteuse pour engager un essai clinique de phase III, la personne du métier est incitée à rechercher dans l'art antérieur ce qui est susceptible de conforter cette hypothèse.
En l’espèce, les documents de l’état de la technique tendent ensemble à confirmer les chances de succès du cabazitaxel sur le cancer de la prostate réfractaire au docétaxel envisagées par le lancement de l'essai clinique. Les résultats encourageants pouvaient faire espérer à la personne du métier un effet favorable sur la survie, quand bien même ces résultats portaient seulement sur des indicateurs autres (taux de PSA, mesure de la tumeur, de la douleur ...) que la seule survie.
Au regard de ces données de l'art antérieur, la personne du métier aurait estimé que, comparé à la mitoxantrone dont elle savait qu'elle n'avait qu'un effet palliatif en première ligne et n'était pas même approuvée pour une utilisation en deuxième ligne, l'expérimentation du cabazitaxel en deuxième ligne, en cours dans un essai de phase III depuis plus de trois ans, avait des chances raisonnables de montrer un effet favorable incluant l'augmentation (modérée) de la survie. Par conséquent, la revendication principale n'implique pas d'activité inventive. Les revendications dépendantes sont également annulées.
Les sociétés défenderesses estiment que le jugement annulant le brevet ne peut bénéficier de l'exécution provisoire, car seule une décision passée en force de chose jugée serait susceptible d'entrainer la nullité de ce brevet en France.
Cependant, l'article L. 613-27 du CPI dispose que la décision d'annulation d'un brevet d'invention a un effet absolu sous réserve de la tierce opposition, indépendamment de ce qu'elle est susceptible d'appel ou non. Seule la notification de cette décision à l'INPI aux fins d'inscription au Registre doit attendre qu'elle passe en force de chose jugée. Ainsi, le simple prononcé de la nullité par un jugement a un effet immédiat et absolu, de sorte que, indépendamment de son inscription au RNB, il permet à toute personne en ayant connaissance de l'invoquer contre le titulaire qui chercherait à se prévaloir de son titre nul.
Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 2e sect., 6 septembre 2024, 21/06416 (B20240049)
Accord Healthcare France SAS et Accord Healthcare SLU c. Sanofi Winthrop Industrie SA, Sanofi-Aventis France SA et Sanofi Mature IP SASU
[1] Depuis le 1er juin 2023, date d'entrée en vigueur de l'accord relatif à une juridiction unifiée du brevet (AJUB), la nouvelle version de l’article L. 615-2 du CPI permet au licencié non exclusif d’exercer l'action en contrefaçon, si le contrat de licence l'y autorise expressément, à condition à peine d'irrecevabilité, d'informer au préalable le titulaire du brevet. Il est également recevable à intervenir dans l'instance en contrefaçon engagée par le titulaire du brevet, afin d'obtenir la réparation du préjudice qui lui est propre.
[2] Cass. com., 6 déc. 2017, Merck Sharp & Dohme Corp. c. Teva Santé SAS et al.,15-19.726 (B20170184 ; PIBD 2018, 1087, III-73 ; D. IP/IT, janv. 2018, p. 14, N. Maximin ; Propr. industr., févr. 2018, p. 37, E. Py ; D. IP/IT, mars 2018, p. 186, F. Pollaud-Dulian ; Propr. intell., 67, avr. 2018, p. 83, J.-C. Galloux ; LEPI, févr. 2018, p. 2, P. Langlais ; Propr. industr., juill.-août 2018, p. 30, H. Gaumont-Prat).
[3] CA Paris, pôle 5, 1re ch., 22 mars 2023, 22/11165.