Jurisprudence
Marques

Prescription de l’action en nullité des marques CHÂTEAU HAUT-PAUILLAC et CHÂTEAU PAUILLAC - Annulation de la marque domaniale HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC en raison d’un risque de confusion avec des marques commerciales

PIBD 1238-III-2
CA Bordeaux, 8 octobre 2024

Recevabilité de l’action en nullité des marques domaniales - 1) Prescription quinquennale - Application de la loi dans le temps - Action mobilière - 2) Qualité à agir (oui) - Interprofession vinicole

Validité de la marque domaniale (non) - 1) Régularité de l’AOP (oui) - 2) Risque de confusion avec des marques commerciales (oui)

Déchéance des marques domaniales (non) - Marque devenue trompeuse

Texte
Marque n° 3 133 076 de la société Domaines de Peyronie
Texte
Marque n° 3 691 836 de la société Domaines de Peyronie
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Marque n° 4 412 483 de la société Domaines de Peyronie
Texte
Marque n° 3 133 075 de la société Domaines de Peyronie
Texte
Marque n° 4 413 467 de la société Domaines de Peyronie
Texte

L’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) et le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) ont agi en nullité des marques Château Haut-Pauillac, CHÂTEAU PAUILLAC et HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC, qui désignent des vins d’appellation d’origine contrôlée « Haut-Pauillac » et « Pauillac », pour appropriation illicite de l’Appellation d’Origine Protégée (AOP) « Pauillac », déceptivité et non-respect des exigences tenant à la marque domaniale[1].

1. Sur la prescription de l’action en nullité des marques CHÂTEAU HAUT-PAUILLAC, CHÂTEAU PAUILLAC et HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC :

Le principe de l'intangibilité du droit implique que seule la loi en vigueur au moment de l'assignation s'applique au litige, quand bien même une loi postérieure serait rétroactive. La loi Pacte n° 2019-486 du 22 mai 2019, qui n'était pas en vigueur au jour de l'assignation, le 10 juillet 2018, n’est donc pas applicable en l’espèce.

Quand bien même le litige entrerait dans le périmètre de la loi Pacte, elle ne saurait s’appliquer en l’espèce.

L'article 124 - I de cette loi a créé l'article L. 714-3-1 du CPI, selon lequel « les actions en nullité de marque sont imprescriptibles ». Antérieurement, le droit commun de la prescription était applicable, de sorte que la loi Pacte a allongé le délai de prescription. Or, selon l’article 2222 du Code civil : « la loi qui allonge la durée de prescription […] est sans effet sur une prescription d'ores et déjà acquise ».

De plus, l’article 124-III de la loi Pacte a prévu des dispositions transitoires, instaurant la rétroactivité des dispositions relatives à la prescription, aux termes desquelles « L'imprescriptibilité s'applique aux titres en vigueur au jour de la publication de la loi. Elle est sans effet sur les décisions ayant force de chose jugée ». Ces dispositions transitoires ont été reprises dans la deuxième phrase de l'article L. 714-3-1 du CPI. La loi Pacte n'a donc pas expressément prévu que l'imprescriptibilité s'appliquerait de manière rétroactive dans l'hypothèse d'une prescription d'ores et déjà acquise.

Et, même à supposer qu’une loi allongeant la durée de la prescription puisse s'appliquer à une assignation qui lui est antérieure et à une prescription d'ores et déjà acquise, le droit applicable à la présente espèce serait celui en vigueur à la date où le juge statue.

Or, qu’il s’agisse de la date à laquelle le tribunal a statué (23 novembre 2021) ou celle à laquelle la présente cour d’appel statue (8 octobre 2024), le droit en vigueur n’était plus celui résultant de la loi Pacte mais celui résultant de l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, entrée en vigueur le 11 décembre 2019 ayant transposé cette loi.

Cette ordonnance a abrogé l'article L. 714-3-1 du CPI et créé l’article L. 716-2-6, qui prévoit également l'imprescriptibilité des actions en nullité de marque, mais n’a pas repris les dispositions transitoires de l'article L. 714-3-1. En conséquence, à défaut de disposition expresse en ce sens, la rétroactivité n’était plus applicable à compter de l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 13 novembre 2019.

En définitive, la rétroactivité de l'imprescriptibilité de l'action en nullité de marque prévue par la loi Pacte n’a vocation à s'appliquer qu'aux actions introduites entre la publication de la loi Pacte (le 23 mai 2019) et celle de l'ordonnance du 13 novembre 2019 (le 11 décembre 2019). Elle n’est donc pas applicable au présent litige.

La jurisprudence antérieure, dans le silence de la loi, appliquait aux actions en nullité de marque la prescription quinquennale des actions personnelles ou mobilières de droit commun.

Si la marque domaniale est attachée au domaine viticole dont elle constitue un élément indétachable, qui ne peut être transmis indépendamment de la propriété de la terre, il s'agit d'un élément incorporel du fond, qui n'en conserve pas moins sa fonction de marque. Par conséquent, l'action en nullité qui la remet en cause ne constitue pas une action réelle immobilière soumise à la prescription trentenaire de l'article 2227 du Code civil, quand bien même le litige tendrait à la défense d'une AOP, mais une action personnelle ou mobilière.

Selon l'article 2224 du Code civil, de telles actions « se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ».

En l’espèce, dans un courrier du 9 février 2010 adressé au titulaire des marques litigieuses, l'INAO a indiqué que dans le cadre de ses missions, qui portent sur les signes d'identification de la qualité et de l'origine en France, il exerce une veille des marques déposées à l'INPI. Il connaissait donc ou aurait dû connaître à compter de la publication de la marque Château Haut-Pauillac au BOPI, le 28 décembre 2001, les faits lui permettant d'agir.

L’INAO avait également réagi, dans le même courrier, au dépôt de la marque CHÂTEAU PAUILLAC portant atteinte à l'AOP éponyme. Il connaissait en conséquence à cette date les faits lui permettant d'agir. Dès lors, il se devait d'assigner au plus tard le 9 février 2015.

Le CIVB exerce quant à lui un contrôle du fichier « Châteaux » de la fédération des grands vins de France. Il lui appartenait donc de mettre en place des procédures d'alerte pour l'exercice de ses attributions. Il connaissait donc ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'agir, à compter de la publication des marques au BOPI en 2001 et en 2009.

L’action en nullité des marques Château Haut-Pauillac et CHÂTEAU PAUILLAC, intentée le 10 juillet 2018 est donc prescrite.

Au contraire, l'action en nullité de la marque HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC, déposée le 13 décembre 2017 n'est, eu égard à la date de l'assignation, pas prescrite, qu’on lui applique le droit antérieur au 23 mai 2019, le droit issu de la loi Pacte ou celui issu de l'ordonnance du 13 novembre 2019.

2. Sur la nullité de la marque HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC  :

Le rattachement des premiers crus Château Haut-Pauillac et Château Pauillac aux terroirs « Haut-Pauillac » et « Pauillac » et le droit à l'emploi du mot « Château » ne peuvent plus être remis en cause du fait de la prescription de l'action en nullité concernant ces deux marques[2].

Ne se pose donc plus que la question de la validité de la marque HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC

Il est admis la possibilité pour un viticulteur exploitant une marque domaniale de commercialiser un second cru, à condition que la marque soit suffisamment distinctive pour que le consommateur comprenne que le vin qu'il achète ne constitue pas le premier cru du domaine. En l’espèce, dans la marque HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC, l'adjonction du mot « harmonie » à la marque domaniale CHÂTEAU PAUILLAC garantit au consommateur le rattachement du second cru au terroir « Pauillac », sans toutefois constituer une marque commerciale[3]. La marque HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC, ne saurait dès lors être annulée pour appropriation frauduleuse d'une AOP, déceptivité ou contravention à l'article 7 du décret du 4 mai 2012, qui réglemente la mention « Château ».

En revanche, le terme « harmonie » était déjà utilisé au sein de deux marques dont la défenderesse est également titulaire : la marque L'Harmonie de FONBADET, déposée antérieurement et la marque HARMONIE DE PAUILLAC, déposée deux jours après la marque HARMONIE DE CHATEAU PAUILLAC pour désigner en classe 33 des vins bénéficiant de l'appellation d'origine « Pauillac ».

Or, l'emploi du mot « harmonie » en association avec « Château Pauillac », n'est pas suffisamment distinct pour éviter tout risque de confusion dans l'esprit du consommateur normalement avisé et attentif avec le second vin « L'Harmonie de Fonbadet » du domaine « Château de Fonbadet » et avec le second vin « Harmonie de Pauillac » bénéficiant de l'AOP.

La marque domaniale HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC attachée au second cru du domaine « Château Pauillac » encourt en conséquence la nullité pour absence de distinctivité engendrant un risque de confusion avec les marques L'Harmonie de FONBADET et HARMONIE DE PAUILLAC, qui sont des marques purement commerciales, n'étant pas rattachées à un château.

3. Sur la déchéance des marques CHÂTEAU HAUT-PAUILLAC, CHÂTEAU PAUILLAC et HARMONIE DE CHÂTEAU PAUILLAC :

Contrairement à l'action en nullité, qui remet en cause la validité de la marque au moment de son dépôt, l’action en déchéance d’une marque domaniale tend à sanctionner un usage qui deviendrait non conforme à un dépôt initialement valide, la marque ayant perdu par son usage ses qualités de marque domaniale.

Comme il a été dit plus haut, la domanialité des marques Château Haut-Pauillac et CHATEAU PAUILLAC ne peut plus être remise en cause du fait de la prescription de l’action en nullité concernant ces deux marques.

Dès lors, il ne saurait être fait droit à une action en déchéance de ces marques pour usage devenu trompeur remettant en cause le rattachement des marques aux terroirs « Haut-Pauillac » et « Pauillac », usage non conforme des marques domaniales au décret du 4 mai 2012 ou usage de la marque domaniale se heurtant à la commercialisation d’un autre vin déjà enregistré sous un nom de château et sans respecter l'obligation de conditionnement de ses vins de manière différenciée, sans que soit produit aucun élément de nature à caractériser un usage différent des marques par rapport à leur dépôt.

Il appartient donc à l'INAO et au CIVB de rapporter la preuve que les marques encourent la déchéance pour usage non conforme aux prescriptions afférentes aux marques domaniales.

Cependant, c'est à bon droit que le titulaire objecte qu'il a fait l'objet d'un contrôle, postérieurement aux périodes litigieuses, sur saisine de l'INAO, qui n'a constaté aucune anomalie dans l'utilisation du terme « Château » dans les marques Château Haut-Pauillac et CHÂTEAU PAUILLAC.

Il en ressort que les conditions d'usage d'une marque domaniale ont été contrôlées, qu'il s'agisse du conditionnement des vins mais également de leur vinification et de la cohabitation de deux domaines au sein d'une même exploitation, lesquelles n'ont pas appelé d'observations de la part de l'organe de contrôle des appellations domaniales.

Par conséquent, en l'état des pièces produites, l'action en déchéance visant de manière générale une utilisation devenue trompeuse d'une marque domaniale ne saurait prospérer.

Cour d’appel de Bordeaux, 1re ch. civ., 8 octobre 2024, 22/00403 (M20240249)
Domaines de Peyronie SCEA c. Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO) et Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB)

(Infirmation partielle TJ Bordeaux, 1re ch., 23 nov. 2021, 18/06479)

[1] La marque domaniale est un type de marque qui désigne des vins issus d'exploitations identifiées. Elle est indissociable du lieu de production et ne peut être cédée séparément de l'exploitation viticole dont elle porte le nom (Cour de cassation, 18 janv. 1955, Cassevert).

[2] En première instance, le tribunal judiciaire de Bordeaux avait jugé que les marques Château Haut-Pauillac et CHÂTEAU PAUILLAC constituaient l'appropriation illicite de l’AOP « Pauillac », à défaut pour leur titulaire de faire la démonstration du rattachement des crus Château Haut-Pauillac et Château Pauillac aux terroirs Haut-Pauillac et Pauillac.

[3] Une marque commerciale est une marque ne faisant pas référence à la domanialité (Château, Clos etc..). Elle s'applique à un vin second, qui n'est plus rattaché au terroir.