Jurisprudence
Brevets

Interdiction provisoire de commercialisation d’un médicament générique - Préjudice sérieusement contestable

PIBD 1173-III-1
CA Paris, 9 novembre 2021

Recevabilité de l’appel de l’ordonnance du juge de la mise en état (oui) - Provision - Obligation non sérieusement contestable - Autres mesures provisoires - Bonne administration de la justice

Mesures provisoires - Portée du brevet européen - Médicament - Combinaison de moyens - Caractère vraisemblable de la contrefaçon (oui) - Reproduction de la combinaison de moyens - Fonction nouvelle - Même application thérapeutique - Droit de l’UE - Interdiction provisoire (oui) - Communication de pièces (oui) - Droit d’information - Confidentialité - Provision (non)

Préjudice économique subi par le titulaire du brevet - Perte de redevances du breveté non exploitant - Taux de redevance applicable - Préjudice sérieusement contestable - Restitution

Texte

En application de l'article 795 du Code de procédure civile, les ordonnances du juge de la mise en état ne peuvent être frappées d'appel qu'avec le jugement statuant sur le fond. Toutefois, le recours est possible à l'encontre des ordonnances qui ont trait aux provisions. Cette faculté n’est pas limitée, lorsque les dites ordonnances statuent à la fois sur une provision et sur d'autres mesures provisoires, à leurs seules dispositions relatives aux provisions. En l’espèce, l’ordonnance litigieuse a prononcé une condamnation provisionnelle en paiement, ainsi que des mesures d’interdiction et de communication de documents. L'appel est recevable à l'encontre du chef de l'ordonnance relatif à la provision, laquelle ne peut être accordée que lorsque l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable. La cour d’appel doit donc examiner le caractère non sérieusement contestable de la contrefaçon du brevet invoqué. Il s’ensuit que l'appel, admis à l'encontre de la disposition relative à la condamnation provisionnelle, est susceptible de remettre en cause le fondement même des autres mesures d'interdiction et de droit à l'information prononcées. Il est de l'intérêt d'une bonne administration de la justice de le déclarer recevable dans son ensemble, sans le limiter à la seule disposition relative à la provision.

Le brevet européen invoqué porte sur l'administration combinée du médicament Alimta, dont le principe actif est un antifolate : le pemetrexed, avec de la vitamine B12 et éventuellement de l'acide folique, pour traiter deux types de cancer du poumon en permettant de réduire la toxicité du principe actif, tout en préservant son efficacité thérapeutique. Si les revendications ne visent que le pemetrexed disodique Alimta, la description, à la lumière de laquelle doivent être interprétées les revendications, fait référence de manière générale à l'administration d'un antifolate ou à des médicaments antifolates, et en particulier à l'antifolate pemetrexed disodique. L'homme du métier, à la lecture du fascicule du brevet, comprend parfaitement que la partie active du pemetrexed, disodique ou autre, est l'anion, qui est à la fois à l'origine des effets thérapeutiques et des effets secondaires indésirables, et qu’ainsi, sans s'arrêter à la formulation littérale des revendications, l’invention réside dans l'administration combinée du principe actif, quelle que soit la formule choisie pour le rendre soluble et stable, avec les autres substances revendiquées au brevet.

Le médicament générique incriminé est composé du même principe actif pemetrexed, et son administration doit être combinée, à l'instar des préconisations du brevet, avec de la vitamine B12 et de l'acide folique. Il importe peu que le composé argué de contrefaçon utilise un sel de diarginine pour en permettre l'administration, puisque celle-ci ne procure aucun effet technique particulier. La sélection de la forme de sel est sans intérêt, et seul compte l'effet thérapeutique de l'anion pemetrexed combiné avec les autres substances. Il n'est en outre pas sérieusement contestable que la combinaison de moyens revendiquée dans le brevet (utilisation combinée du principe actif pemetrexed et de la vitamine B12 avec optionnellement de l'acide folique) a une fonction nouvelle (réduction des effets toxiques de l'antifolate pemetrexed sans affecter son efficacité thérapeutique). Or, le pemetrexed de la société poursuivie a vocation à traiter les mêmes affections cancéreuses, avec le même effet technique, et a été autorisé en tant que médicament générique du médicament de référence. Il en résulte que la contrefaçon alléguée sinon par reproduction, à tout le moins par équivalence, est vraisemblable.

Il est fait droit à la demande d’interdiction provisoire de commercialisation en France du médicament générique contrefaisant et aux mesures d’injonction de communication de documents, dans le cadre d'un cercle de confidentialité qui sera organisé entre les parties. En revanche, le préjudice subi par le titulaire du brevet est sérieusement contestable. La réparation est demandée sur le fondement d'une redevance fictive calculée à partir d'un taux de marge consolidée au niveau du groupe auquel il appartient, relativement à la commercialisation dans le monde entier d'une large gamme de produits, qui à l'exception du médicament Alimta, sont sans lien avec le brevet litigieux. Le titulaire du brevet échoue ainsi à démontrer le montant non sérieusement contestable du préjudice qui lui a été personnellement causé par les faits délictueux, et sa demande de condamnation provisionnelle (évaluée à 4 000 000 d’euros par les premiers juges) ne peut aboutir.

Cour d’appel de Paris, pôle 5, 1re ch., 9 novembre 2021, 21/01880 (B20210082)[1]
Zentiva France SASU c. Eli Lilly and Company et Lilly France SAS
(Confirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 1re sect., ord. JME, 7 janv. 2021, 19/06927 ; Propr. industr., avr. 2021, étude 8 par M. Dhenne)

[1] Dans un jugement antérieur au fond, le tribunal judiciaire de Paris a jugé que le médicament générique « pemetrexed diacide » de la société Fresenius contrefaisait le brevet EP 1 313 508 et l’a condamnée à verser 28 000 000 d’euros de dommages-intérêts à la société Eli Lilly and Company, titulaire du brevet (TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 11 sept. 2020, Eli Lilly and Company et. al. c. Fresenius Kabi France et. al., 17/10421, B20200038 ; PIBD 2020, 1148, III-1 ; L'Essentiel, 1, p. 5, note de F. Herpe ; Propr. industr., févr. 2021, comm. 9 de P Vigand, p. 29 ; Propr. industr., 7-8, juill. 2021, chron. 6 de H Gaumont-Prat). Dans le cadre de procédures à l’étranger menées contre divers fabricants de versions génériques de son médicament Alimta, la société Eli Lilly and Company a obtenu des mesures d'interdiction, au Royaume-Uni, en Suisse, en Italie, en Allemagne, en Suède, en Autriche, en Finlande, au Danemark, au Portugal, en Espagne, aux Pays-Bas et hors du territoire européen, aux Etats-Unis et au Japon.