Jurisprudence
Marques

Déchéance des marques SO et SO? pour défaut d’usage sérieux - Forclusion par tolérance de la demande reconventionnelle en contrefaçon de la marque SO…?

PIBD 1227-III-4
CA Paris, 1er mars 2024

Recevabilité de la demande en nullité de la marque (non) - Demande nouvelle en appel

Déchéance des marques internationale et française (oui) - Usage sérieux (non) - Droit de l'UE - Délai de non-usage - Preuve de l’usage - Exploitation sur le territoire français - Date d’effet de la déchéance

Recevabilité de la demande en contrefaçon de la marque de l’UE (non) - Forclusion par tolérance (oui) - Droit de l’UE - Marque postérieure - Dépôt de bonne foi - Connaissance de l'usage - Interruption du délai de tolérance (non)

Revendication de propriété - Dépôt frauduleux (non)

Texte
Marque n° 3529 601 de la société Léa Nature Services
Marque n° 4 956 807 de la société Léa Nature Services
Marque n° 914 901 de la société Debonair Trading Internacional
Marque n° 95 564 050 de la société Debonair Trading Internacional
Marque n° 000 485 078 de la société Debonair Trading Internacional
Texte

La société titulaire de la marque française SO’ BIO étic et la société portugaise titulaire de trois marques internationale, française et de l’Union européenne SO, SO? et SO…?, qui exercent toutes deux une activité de fabrication et de commercialisation de produits cosmétiques, sont en conflit depuis plusieurs années, notamment dans le cadre de procédures d’opposition, en nullité et en déchéance devant l’EUIPO.

Dans le présent litige, la première société a sollicité, en première instance, la déchéance des marques SO et SO?, tandis que la seconde a formé en réponse une demande en contrefaçon de sa marque SO...? en raison de l’usage de la marque postérieure SO’ BIO étic. Elle a ensuite formé en appel une demande en annulation pour dépôt frauduleux de la marque française LEA NATURE SOBIO ÉTIC déposée par la demanderesse après que le jugement a été prononcé.

Cette demande en nullité est irrecevable comme étant nouvelle en cause d’appel. En effet, le dépôt de la marque LEA NATURE SOBIO ÉTIC, bien qu’intervenu postérieurement au jugement, ne peut être considéré comme la survenance ou la révélation d’un fait au sens de l’article 564 du Code de procédure civile. La demande en nullité fondée sur la fraude est étrangère au litige de première instance avec lequel elle ne présente aucun lien, même si elle s’inscrit dans les multiples procédures opposant les parties tant devant l’INPI et l’EUIPO que devant des juridictions.

L’action en déchéance de la marque internationale SO, désignant notamment la France, et de la marque française SO?, est formée en application de l’article L. 714-5 du CPI dans sa version antérieure à l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019[1].

La période de référence de cinq ans à prendre en compte pour l’appréciation de l’usage sérieux est celle précédant, pour la marque française, la date de l’assignation et, pour la marque internationale, la date des conclusions, par lesquelles la demanderesse sollicitait pour la première fois leur déchéance.  

La notion d’usage sérieux s'entend, au sens de la jurisprudence de l’Union européenne [2], d'un usage qui n'est pas effectué à titre symbolique, aux seules fins du maintien des droits conférés par la marque. Il doit être conforme à la fonction essentielle de la marque et permettre la création ou la conservation d'un débouché pour les produits ou les services portant le signe qui la constitue, par rapport aux produits ou aux services provenant d'autres entreprises.

Il n'est pas en principe nécessaire que l'usage de la marque soit toujours quantitativement important pour être qualifié de sérieux, une telle qualification dépendant des caractéristiques du produit ou du service concerné sur le marché correspondant. En l’espèce, les produits de parfumerie et cosmétiques désignés par les marques en cause sont des produits de consommation courante vendus à prix modéré, distribués principalement en grande surface et destinés à un large public.­­

Pour démontrer l’usage des marques en cause, la société défenderesse fournit au débat une attestation de l’administrateur de la société bénéficiant d’une licence exclusive pour le territoire de l’Union européenne, dont il résulte que ces marques sont utilisées pour désigner des parfums ou des produits de toilette vendus principalement au Royaume Uni, en Irlande ou aux Pays Bas, mais pas sur le territoire français pour la période concernée.

La défenderesse produit également des factures relatives à la vente de brumes ou parfums pour le corps, qui sont adressées à des sociétés situées sur l’île de la Réunion ou en Suisse, mais indiquant une adresse de livraison de la marchandise au Royaume-Uni. Si le contrat conclu par la société licenciée avec la société suisse prévoit que les produits de marque SO pourront être revendus en France, la preuve d’une telle vente n’est pas rapportée par les factures.

D’autres factures, adressées notamment à une société située sur l’île de la Réunion, mentionnent la livraison de 2 316 brumes ou parfums pour le corps sur le territoire français. Cependant, une telle vente de produits de parfumerie et cosmétiques, qui sont des produits de grande consommation relevant d'un marché hautement concurrentiel, sur une courte période et principalement sur une petite partie du territoire français, l'île de la Réunion, ne caractérise pas un usage sérieux des marques en cause. En effet, cet usage n'apparaît pas destiné à maintenir ou créer des parts de marché pour les produits concernés. En outre, la défenderesse ne justifie pas de démarches particulières pour faire connaître ses produits auprès du consommateur français par l'intermédiaire de publications presse ou sur les réseaux sociaux.

L'ensemble de ces éléments témoigne que le marché français n'est pas investi par la société défenderesse, qui ne peut être suivie lorsqu’elle soutient que la pénétration du marché est rendue difficile par la stratégie commerciale et promotionnelle agressive de la société demanderesse. La défenderesse distribuait en effet les produits SO depuis de très nombreuses années dans les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe à une période où la demanderesse n’occupait pas encore sa place de leader.

La défenderesse est par conséquent déchue de ses droits sur la marque internationale SO désignant la France et sur la marque française SO?, aucun usage sérieux en France n’étant démontré depuis la date de leur enregistrement. La déchéance de ces marques prend effet à l’issue d’une période de cinq années à compter de la date de leur enregistrement, et non à une date postérieure à l’assignation comme l’a retenu le jugement.

Dans le cadre de sa demande reconventionnelle en contrefaçon de la marque de l’Union européenne SO...?, la société défenderesse reproche en retour à la société demanderesse l'usage du signe « SO' BIO étic » faisant l’objet de sa marque française. Celle-ci lui oppose une fin de non-recevoir fondée sur la forclusion par tolérance au sens de l’article L. 716-5 al. 4 du CPI dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019[3], qui est issu de la transposition, en droit français, de l'article 9, § 2, de la directive 89/104/CEE, repris par les directives 2008/95/CE et (UE) 2015/2436.

La notion de tolérance, d’après la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est une notion autonome du droit de l’Union, étant précisé que « les conditions nécessaires pour faire courir [le] délai de forclusion, qu'il incombe au juge national de vérifier, sont, premièrement, l'enregistrement de la marque postérieure dans l'État membre concerné, deuxièmement, le fait que le dépôt de cette marque a été effectué de bonne foi, troisièmement, l'usage de la marque postérieure par le titulaire de celle-ci dans l'État membre où elle a été enregistrée et, quatrièmement, la connaissance par le titulaire de la marque antérieure de l'enregistrement de la marque postérieure et de l'usage de celle-ci après son enregistrement »[4]. La Cour estime également que « le titulaire d'une marque antérieure ou d'un autre droit antérieur devient forclos pour demander la nullité ou pour s'opposer à l'usage d'une marque postérieure déposée de bonne foi s'il s'est, pendant une période de cinq années consécutives en connaissance de cet usage, abstenu d'accomplir un acte qui exprime clairement sa volonté de s'opposer audit usage et de remédier à la prétendue atteinte à ses droits »[5].

En l’espèce, le dépôt de la marque française postérieure SO’ BIO étic doit être considéré comme ayant été fait de bonne foi. En effet, le fait que la société déposante savait ou devait savoir que la défenderesse utilisait une marque à l’étranger au moment du dépôt ne suffit pas à lui seul à établir l’existence de sa mauvaise foi, aucun élément ne venant démontrer son intention d’empêcher la défenderesse de continuer à utiliser la marque SO…?. La renommée de cette marque dans l’Union européenne n’est d’ailleurs pas démontrée. Si des faits postérieurs au dépôt peuvent être pris en considération, les multiples procédures postérieures à la date du dépôt de la marque SO’ BIO étic ayant opposé les parties, qui ont notamment abouti au rejet de la demande d’enregistrement de la marque de l’Union européenne SO’ BIO étic présentée par la demanderesse, ne caractérisent pas plus la mauvaise foi de la déposante.

Par ailleurs, la société défenderesse avait bien connaissance de l’enregistrement et de l’usage de la marque SO’ BIO étic ainsi que de la persistance de cet usage. La marque litigieuse a en effet été largement exploitée en France par la société demanderesse, comme le démontrent les catalogues fournis au débat, et bénéficie d’une connaissance auprès du public pour les produits cosmétiques biologiques vendus en grande surface, comme l’établissent des sondages, en raison notamment d’investissements dans la communication. Cette société opère en outre sur un secteur d'activité directement concurrent de celui de la société défenderesse, qui a été très attentive à sa stratégie de dépôt de marques, voire à leur exploitation comme en témoignent ses observations dans la procédure d’opposition à l’enregistrement de la marque de l’Union européenne SO’ BIO étic et l’extrait du site internet de la société demanderesse qu’elle a fourni dans ce cadre.

Pour échapper à la forclusion par tolérance, la défenderesse soutient ne pas être restée inactive à l’égard de la demanderesse en s’opposant systématiquement à l’enregistrement des marques SO’ BIO étic, dont la marque de l’Union européenne susvisée. Cependant, la demande en contrefaçon incrimine l’usage, non pas de cette marque, mais de la marque française portant sur le même signe. Or, pour des raisons de sécurité juridique rappelées par la Cour de justice, une opposition à l'enregistrement d'une marque distincte, bien que portant sur le même signe, ne peut être considérée comme l'introduction d'un recours administratif avant la date d'expiration du délai de cinq ans mettant fin à la tolérance et empêchant par conséquent la forclusion.

L'opposition formée devant l’EUIPO à l’enregistrement de la marque de l’Union européenne SO’ BIO étic n'a donc pas interrompu le délai de forclusion. En effet, la société défenderesse n’a pas exprimé sans ambiguïté sa volonté de s’opposer à l’usage en France de la marque française, qui a une portée différente. Cette marque, qui est utilisée depuis de nombreuses années en France, n’a fait l’objet ni d’une procédure d’opposition lors de son enregistrement, ni plus tard d’une demande en nullité. La défenderesse n’a pas non plus adressé une mise en demeure à la demanderesse en lui enjoignant de cesser l’usage en France de cette marque, mais a seulement répliqué à l’action en déchéance formée contre elle par une demande reconventionnelle en contrefaçon. Ayant ainsi toléré l'usage en France de la marque française SO’ BIO étic pendant cinq ans pour des produits cosmétiques, la défenderesse doit être considérée comme irrecevable à agir en contrefaçon de la marque SO... ?.

La demande de transfert de la marque française SO’ BIO étic formée par la défenderesse sur le fondement de l’article L. 712-6 du CPI est également rejetée, la mauvaise foi de la déposante n’étant pas caractérisée comme il a été vu plus haut. La société demanderesse n'a en effet nullement tenté de faire obstacle à l'usage de la marque SO... ?, les procédures qu'elle a initiées l'ayant été pour préserver ses droits.

Cour d’appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 1er mars 2024, 22/09363 (M20240062 ; Propr. industr., juin 2024, comm. 42, N. Binctin)
Léa Nature Services SAS c. Debonair Trading Internacional LDA
(Infirmation partielle TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 3 mars 2022, 19/09812 ; M20220225)

[1] À noter que l’article L. 714-5 du CPI a été modifié par l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019, qui est venue préciser que le point de départ du délai de non-usage de cinq ans est fixé au plus tôt à la date de l'enregistrement de la marque suivant les modalités précisées par un décret en Conseil d'État, et a supprimé le dernier alinéa selon lequel la déchéance « prend effet à la date d'expiration du délai de cinq ans prévu au premier alinéa du présent article ».

[2] CJUE, 11 mars 2003, Ansul, C-40/01, point 36.

[3] À noter que l’ordonnance n° 2019-1169 du 13 novembre 2019 a créé l’article L. 716-4-5 du CPI dans lequel se retrouvent actuellement les dispositions relatives à la forclusion par tolérance. Cet article dispose qu’« Est irrecevable toute action en contrefaçon introduite par le titulaire d'une marque antérieure à l'encontre d'une marque postérieure : 1° Lorsque le titulaire de la marque antérieure a toléré pendant une période de cinq années consécutives l'usage de la marque postérieure en connaissance de cet usage et pour les produits ou les services pour lesquels l'usage a été toléré, à moins que son dépôt n'ait été effectué de mauvaise foi ; (…). ».

[4] CJUE, 1re ch., 22 sept. 2011, Budejovický Budvar, C-482/09, point 62 (M20110539) ; Propr. industr., nov. 2011, comm. 79, Arnaud Folliard-Monguiral.

[5] CJUE, 4e ch., 19 mai 2022, Heitec AG c. Heitech Promotion GmbH et RW, C-466/20, points 48 à 50 ; M20220190 ; L'Essentiel Droit de la propr. intell., juill. 2022, p. 6, note de J.-P. Clavier ; Propr. industr., juill.2022, comm. 36, A. Folliard-Monguiral, PIBD 1187-III-2.