Jurisprudence
Marques

Articulation entre les motifs absolus de nullité d’une marque : dépôt de mauvaise foi et signe constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique

PIBD 1222-III-3
Cass. com., 10 janvier 2024, avec une note de F. Auclair

Questions préjudicielles - Validité des marques figuratives et tridimensionnelle de l’UE - Nuance de couleur - Forme du produit - Droit de l'UE - Forme nécessaire à l'obtention d'un résultat technique - Dépôt de mauvaise foi

Texte
Marque n° 010 214 195 de la société CeramTec
Marque n° 010 214 112 de la société CeramTec
Marque n°  010 214 179 de la société CeramTec
Texte

La Cour de cassation pose les questions préjudicielles suivantes à la Cour de justice de l'Union européenne :

1. L'article 52 du règlement (CE) n° 207/2009 doit-il être interprété en ce sens que les causes de nullité de l'article 7, visées en son paragraphe 1, a), sont autonomes et exclusives de la mauvaise foi visée en son paragraphe 1, b) ?

2. Si la réponse à la première question est négative, la mauvaise foi du déposant peut-elle être appréciée au regard du seul motif absolu de refus d'enregistrement visé à l'article 7, § 1, e), ii), du règlement (CE) n° 207/2009 sans qu'il ne soit constaté que le signe déposé à titre de marque soit constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique ?

3. L'article 52, § 1,  b), du règlement (CE) n° 207/2009 doit-il être interprété en ce sens qu'il exclut la mauvaise foi d'un déposant ayant introduit une demande d'enregistrement de marque avec l'intention de protéger une solution technique lorsqu'il a été découvert, postérieurement à cette demande, qu'il n'existait pas de lien entre la solution technique en cause et les signes constituant la marque déposée ?

Cour de cassation, ch. com., 10 janvier 2024, 21-23.458 (M20240003)
CeramTec GmbH  c. Coorstek Bioceramics LLC
(Renvoi préjudiciel ; pourvoi c. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 25 juin 2021, 18/15306, M20210157, PIBD 2021, 1166, III-5)

Titre
NOTE :
Texte

Dans cette affaire, une société a déposé en 1991 un brevet européen désignant la France et portant sur un matériau composite céramique utilisant notamment l’oxyde de chrome dans une proportion conférant aux composants fabriqués dans ce matériau une couleur rose pâle caractéristique. Ce matériau a permis à cette société de devenir le leader sur le marché des matériaux pour prothèse de hanche. Elle était convaincue, à cette époque, que la présence de l’oxyde de chrome améliorait la dureté et la longévité du matériau.

Peu après l’expiration de son brevet, la société a procédé au dépôt de trois marques figurative et tridimensionnelles de l’Union européenne en lien avec la couleur rose précitée pour désigner des « pièces céramiques pour implants pour l'ostéosynthèse, substituts aux surfaces d'articulations, écarteurs pour les os, billes pour articulations de la hanche, coquilles/plaques pour articulations de la hanche et pièces d'articulation du genou, tous les produits précités pour vente aux fabricants d'implants ». Elle a ensuite découvert que la présence de l'oxyde de chrome n’avait pas les effets techniques qu’elle lui prêtait.

Sur demande reconventionnelle présentée dans le cadre d’une action en contrefaçon engagée contre une société concurrente, le tribunal de grande instance de Paris a annulé les marques en cause pour dépôt de mauvaise foi. La cour d’appel de Paris a confirmé le jugement aux motifs, notamment, que la société titulaire « a procédé aux dépôts des marques en cause dans le dessein de prolonger la protection du matériau objet du brevet pour empêcher ses concurrents de commercialiser des produits de même nature et de même résistance et, partant, protéger l'accès à son marché. Elle a donc agi dans un but autre que la participation au jeu loyal de la concurrence ce même si, ultérieurement aux dépôts, il a été révélé que la présence d'oxyde de chrome n'avait pas d'effet sur la résistance du matériau. Elle a donc eu l'intention d'obtenir un droit exclusif à des fins autres que celles relevant de la fonction d'une marque à savoir l'indication d'origine ».

Saisie d'un pourvoi, la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser trois questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.

Les première et deuxième questions, qui sont liées, ont trait à l’articulation entre les causes de nullité absolue visées aux a) et b) du paragraphe 1 de l’article 52 du règlement (CE) n° 207/2009 sur la marque communautaire et à leurs champs d’application respectifs.

Les premières causes de nullité sont listées à l’article 7, § 1, du même règlement, visant les motifs absolus de refus d’enregistrement. Elles comprennent notamment l’enregistrement des signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique. La seconde cause de nullité vise le dépôt effectué de mauvaise foi.

La Cour de cassation souhaite savoir si les motifs de nullité visés au paragraphe 1, a), sont autonomes et exclusifs de celui résultant de la mauvaise foi, visé au b) du même paragraphe.

Si la réponse est négative, la Cour s’interroge sur l’appréciation de la mauvaise foi du déposant au regard du seul motif absolu visant l’enregistrement des signes constitués exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique visé à l’article 7, § 1, e), ii), sans que soit constaté le fait que le signe est constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique. Autrement dit, si la cause de nullité résultant de l’article 7, § 1, e), ii) ne peut pas être retenue, faute de résultat technique avéré, peut-elle néanmoins être utilisée sur le terrain plus général de la mauvaise foi lorsqu’il est constaté que le déposant de la marque a tenté, par ce dépôt, de prolonger un monopole perdu sur le terrain du droit des brevets ?

La Cour rappelle à cet égard la jurisprudence de la Cour de justice selon laquelle l’interdiction d’enregistrer à titre de marque un signe constitué exclusivement par la forme du produit nécessaire à l'obtention d'un résultat technique a été spécifiquement prévue pour empêcher qu’une entreprise obtienne un monopole sur des solutions techniques ou des caractéristiques utilitaires d'un produit, susceptibles d'être recherchées par l'utilisateur dans les produits des concurrents[1] et, ainsi, perpétuer, sans limitation dans le temps, des droits exclusifs portant sur des solutions techniques ou d'autres droits que le législateur de l'Union européenne a voulu soumettre à des délais de péremption[2].

Enfin, par sa dernière question, la Cour de cassation s’interroge sur le point de savoir si le constat de la mauvaise foi nécessite de faire primer l’intention animant le déposant le jour du dépôt sur la réalité des faits par exemple lorsque celui-ci a prêté à sa marque des caractéristiques fonctionnelles qu’en définitive elle ne présente pas.

Frédéric Auclair
Chargé de missions au service juridique et international de l'INPI

[1] CJUE, 5e ch., 23 avr. 2020, Gòmbõc, C-237/19 (M20200089 ; PIBD 2020, 1139, III-2 ; Propr. industr., juin 2020, comm. 36, A. Folliard-Monguiral ; D IP/IT, mai 2020, N. Maximin ; JCP E, 39, 24 sept. 2020, A. Portron ; D IP/IT, 10, oct. 2020, p. 570, C. Le Goffic ; Propr. industr., nov. 2020, chron. 10, N. Kapyrina ; Propr. intellect., 77, oct. 2020, p. 63, Y. Basire).

[2] V. point 45 de l'arrêt de la CJUE, 1re ch., 16 sept. 2015, Société des produits Nestlé, C-215/14 (M20150346 ; PIBD 2015, 1036, III-660 ; Propr. industr., nov. 2015, p. 37, A. Folliard-Monguiral  ; RLDA, 109, nov. 2015, p. 23, J. de Romanet ; Propr. industr, nov. 2015, p. 24, Y. Basire ; RTD com, 4, oct.-déc. 2015, p. 710, J. Azéma ; Gaz Pal, 6, 9 févr. 2016, p. 34, L. Marino ; Europe, nov. 2015, p. 40, L. Idot; L'Essentiel, 10, nov. 2015, p. 6, J.-P. Clavier).