Jurisprudence
Indications géographiques

Atteinte à l’AOP Morbier par reproduction de la seule apparence du fromage, notamment du trait foncé horizontal particulièrement distinctif

PIBD 1199-III-7
CA Paris, 18 novembre 2022, avec une note de Cécile Martin

Atteinte à l’AOP (oui) - Reproduction de la forme ou de l'apparence du produit - Caractéristique de référence particulièrement distinctive - Pratique de nature à induire le consommateur en erreur quant à l’origine du produit - Évocation de l’AOP - Public pertinent - Preuve - Sondages - Sites internet

Préjudice économique et moral - Atteinte à la réputation de l’AOP - Qualité inférieure - Investissements réalisés pour la promotion de l’AOP - Atteinte à l'intérêt collectif des producteurs

Texte
Fromage couvert par l’AOP Morbier © Christophe Schweickhardt
Fromage commercialisé par la société fromagère du Livradois
Texte

Il est reproché à une société fromagère, se situant en dehors de la zone géographique de référence de l'AOP Morbier, de porter atteinte à cette appellation en produisant un fromage, commercialisé sous l'appellation Montboissié, ayant la même forme et apparence que le fromage bénéficiant de l'AOP. Répondant à une question préjudicielle posée par la Cour de cassation[1] dans cette affaire, la Cour de justice de l’Union européenne[2] a dit que les règlements relatifs aux indications géographiques protégées (IGP) et aux appellations d’origine protégées (AOP) protègent celles-ci, non seulement contre l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée, mais aussi contre la reproduction de la forme ou de l'apparence caractérisant le produit couvert par la dénomination lorsque cette reproduction est susceptible d'amener le consommateur à croire que le produit en cause bénéficie de la dénomination. Ainsi, pour déterminer si la reproduction de la forme ou de l'apparence du produit constitue une pratique prohibée par l’article 13, § 1, d) de ces règlements[3], il convient d'apprécier si elle peut induire en erreur le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, sur la véritable origine du produit, en tenant compte de tous les facteurs pertinents de l’espèce.

Certes, la réglementation sur les AOP a pour objet de protéger la dénomination enregistrée, et non le produit couvert par celle-ci. Elle n'a pas vocation à couvrir les caractéristiques du produit bénéficiant de l’AOP, telles qu’elles sont précisées dans le cahier des charges, et, partant, à interdire l'utilisation des techniques de fabrication ou la reproduction d'une ou de plusieurs de ces caractéristiques pour faire un autre produit non couvert par l’enregistrement. Néanmoins, l’appellation est protégée en ce qu'elle désigne un produit présentant certaines qualités ou caractéristiques liées à un milieu géographique déterminé. L'AOP et le produit couvert par celle-ci sont ainsi intimement liés. Dès lors, eu égard au caractère non limitatif de l'expression « toute autre pratique » figurant à l’article 13, § 1, d), il ne saurait être exclu que la reproduction de la forme ou de l'apparence d'un produit couvert par une dénomination enregistrée, sans que celle-ci figure sur le produit en cause ou sur son emballage, puisse entrer dans le champ d'application de ces dispositions.

En l’espèce, pour apprécier si le trait bleu horizontal traversant le fromage couvert par l’AOP Morbier constitue une caractéristique de référence particulièrement distinctive qui évoque pour le consommateur le produit couvert par l’AOP, et, dans l'affirmative, si sa reprise, combinée avec d’autres facteurs pertinents, est susceptible d’induire en erreur le consommateur quant à la véritable origine du produit commercialisé sous la dénomination « Montboissié », il convient de se référer à la perception du consommateur moyen européen tel qu'il a été défini par la jurisprudence de la Cour de justice[4] interprétant l’article 13, § 1, b) sur l’évocation de la dénomination enregistrée.

Si la raie sombre horizontale figurant au centre du fromage couvert par l’AOP Morbier figure au cahier des charges, elle ne remplit pas pour autant une fonction technique ni ne découle du processus de fabrication de ce fromage. La technique de fabrication d’origine n'étant en effet plus en application depuis de nombreuses années, la raie centrale a été conservée comme simple signe de reconnaissance. D’après plusieurs sondages réalisés notamment auprès du public français, allemand et néerlandais, pour les consommateurs européens – l'existence d'une évocation pouvant être appréciée par rapport aux consommateurs de quelques États membres voire d'un seul – qui connaissent l'appellation d'origine Morbier, la raie centrale de couleur foncée est un élément qui permet de reconnaître le fromage couvert par l’AOP pour environ la moitié d'entre eux. En conséquence, elle constitue bien une caractéristique de référence particulièrement distinctive de ce fromage. Toutefois, la reproduction d’une ou plusieurs raies noires sur un fromage n’étant pas en soi fautive, il convient de rechercher si d’autres caractéristiques visuelles du fromage sont reprises, engendrant ainsi un risque de confusion dans l’esprit du consommateur.

Il  ressort des diverses constatations faites en France et sur le territoire de l'Union européenne, notamment sur des sites internet ou des réseaux sociaux comme Facebook, que l'aspect général du fromage « Montboissié », tant par sa forme que par sa couleur, l'aspect de sa croûte de couleur orangée, de sa pâte couleur ivoire comportant de petites cavités et, en son centre, une ligne plus foncée la traversant de part en part, évoque le fromage d'appellation d'origine Morbier et qu’il est susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. En raison de cette apparence très proche, le consommateur est en effet amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, le fromage couvert par l’AOP et fait donc un lien avec celui-ci, les différences tenant à la composition du produit (lait pasteurisé et non lait cru) ou à la couleur de la raie centrale (moût de raisin à la coloration violette à la place du charbon végétal noir) étant insuffisantes à écarter le risque de confusion, comme le sont les différences d'étiquetage et de dénomination.

L’atteinte à l’AOP Morbier, au sens de l’article 13, § 1, d), est en conséquence caractérisée. Il importe peu qu’avant la reconnaissance de l'appellation d’origine contrôlée Morbier par un décret du 22 décembre 2000, de nombreux producteurs situés en dehors de l'aire géographique de référence produisaient, comme la société défenderesse depuis 1979, des fromages sous la dénomination « Morbier » et qu’ils ont dû cesser d’utiliser celle-ci à l’expiration d’un délai de cinq ans suivant la publication de l’enregistrement de l’AOP, tout en continuant à fabriquer le même fromage comportant notamment la raie centrale de couleur foncée, commercialisé désormais sous un nom différent.

Cour d'appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 18 novembre 2022, 21/16539 (M20220335)
Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier c. Société fromagère du Livradois SAS
(Infirmation partielle TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 14 avr. 2016, 13/13650, M20160193 ; sur renvoi après cassation de CA Paris, pôle 5, 2e ch., 16 juin 2017, 16/11371, M20170316, Propr. intell., 65, oct. 2017, p. 89, C. Le Goffic ; Cass. com., 14 avr. 2021, 17-25.822, M20210327, PIBD 2021, 1162, III-7, Contrats concurr. cons., juin 2021, comm. 10, S. Berheim-Desvaux, Gaz. Pal., 19, 25 mai 2021, p. 37, C. Berlaud, L’Essentiel, 8, sept. 2021, p. 7, S. Chatry)

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NOTE :
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Cet arrêt de renvoi rendu par la cour d’appel de Paris constitue la dernière étape d’un long feuilleton judiciaire concernant la défense de l’AOP Morbier, dont l’enregistrement remonte au 10 juillet 2002. Le litige soulève une question touchant à l’étendue de la protection conférée à une AOP par la réglementation de l’Union européenne. Il s’agit de savoir si cette protection peut couvrir la reproduction de la forme ou de l’apparence du produit bénéficiant de la dénomination enregistrée, sans que cette dernière soit elle-même reproduite.

Cette affaire oppose l’organisme chargé de la défense et de la gestion de l’AOP Morbier à la Société fromagère du Livradois qui produit en Auvergne, depuis 1979, un fromage qu’elle a commercialisé sous le nom « Morbier » jusqu’en 2007. Elle a ensuite substitué à cette dénomination celle de « Montboissié » afin de ne pas contrevenir à la règlementation relative à l’appellation d’origine. En vertu du décret du 22 décembre 2000 relatif à l’appellation d’origine contrôlée Morbier, la société était en effet autorisée, comme d’autres producteurs établis en dehors de la zone géographique de référence, à continuer à utiliser la dénomination « Morbier » sans la mention AOC, jusqu’à l’expiration d’un délai de cinq ans suivant la publication de l’enregistrement de l’AOP. Elle avait, par ailleurs, déposé en 2001 une marque américaine Morbier du Haut Livradois.

Reprochant à la Société fromagère du Livradois de porter atteinte à l’AOP Morbier par ce dépôt de marque et en poursuivant la commercialisation de son fromage après la période transitoire prévue par le décret, le syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier l’a assignée afin qu’il lui soit notamment interdit toute utilisation commerciale directe ou indirecte de la dénomination Morbier et toute autre pratique susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, spécialement l’utilisation d'une raie noire séparant le fromage en deux parties.

Le syndicat a été débouté de l’ensemble de ses demandes tant en première qu’en seconde instance. Dans leur motivation, les juges d’appel ont considéré qu’en l'absence de droit privatif, la reprise de l'apparence d'un produit n'était pas fautive mais relevait de la liberté du commerce et de la libre concurrence. Ils ont relevé qu’en tout état de cause, le fromage couvert par l’AOP et le produit litigieux étaient distincts par le fait, entre autres différences, que la raie constituée de charbon végétal avait été remplacée par du polyphénol de raisin afin de se conformer à la législation américaine. Ils ont conclu que le syndicat tentait d'étendre la protection dont bénéficie la dénomination Morbier dans un intérêt commercial illégitime et contraire au principe de la libre concurrence. L’action du syndicat a par ailleurs été jugée abusive en raison de son caractère tardif et de la fragilité des éléments de preuve fournis.

Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a émis un doute sur l'interprétation de l'expression « autre pratique » figurant à l’article 13, § 1, d) du règlement (CE) n° 510/2006 du 20 mars 2006 et du règlement (UE) n° 1151/2012 du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires, abrogeant le précédent. Elle s’est demandé si la reprise des caractéristiques physiques d'un produit protégé par une AOP pouvait constituer une pratique susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. Face à cette question inédite, elle a jugé opportun de demander à la Cour de justice si les dispositions de l’article 13, § 1 interdisaient uniquement l'utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou également toute reprise de la présentation du produit couvert par l’AOP, telle la reproduction de la forme ou de l'apparence le caractérisant, susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, en dépit de l’absence de reproduction de la dénomination.

Pour répondre à la question posée, la Cour de justice a fait preuve d’une pédagogie bienvenue en passant d’abord en revue les différents agissements susceptibles de porter atteinte à une IGP ou une AOP, tels qu’ils sont listés par l’article 13, § 1, tout en se référant à ses arrêts précédents rendus en la matière. Elle considère que ces dispositions contiennent une énumération graduée d’agissements interdits, allant de la simple utilisation directe ou indirecte de la dénomination enregistrée, c’est-à-dire une utilisation sous une forme identique ou fortement similaire d’un point de vue phonétique ou visuel, à toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur sur la véritable origine du produit. Elle estime que le champ d’application de l’article 13, § 1, a), portant sur l’utilisation commerciale directe ou indirecte de la dénomination, est nécessairement distinct de celui des autres règles de protection figurant sous b), c) et d).

En particulier, la Cour souligne que l’article 13, § 1, b), relatif à l’usurpation, l’imitation ou l’évocation de la dénomination enregistrée, interdit des agissements qui, à la différence de ceux visés sous a), n’utilisent ni directement ni indirectement la dénomination elle-même, mais la suggèrent d’une manière telle que le consommateur est amené à établir un lien suffisant de proximité avec cette dénomination. S’agissant plus spécifiquement de la notion d’« évocation », le critère déterminant est celui de savoir si le consommateur, en présence d’une dénomination litigieuse, est amené à avoir directement à l’esprit, comme image de référence, la marchandise couverte par l’AOP. Il appartient au juge national d’en juger en tenant compte, le cas échéant, de l’incorporation partielle de l’AOP dans la dénomination contestée, d’une parenté phonétique et/ou visuelle de cette dénomination avec l’AOP, ou encore d’une proximité conceptuelle entre les deux.

La Cour rappelle que, dans son arrêt Queso Manchego[5], elle a jugé que l’évocation d’une dénomination enregistrée est susceptible d’être produite par l’emploi, non seulement d’éléments verbaux, mais aussi de signes figuratifs. Il ne peut, par principe, être exclu que ces signes soient aptes à rappeler directement à l’esprit du consommateur, comme image de référence, les produits bénéficiant de la dénomination enregistrée en raison de leur proximité conceptuelle avec cett­­e dénomination.

Dans cette affaire, il était notamment reproché à une société de commercialiser des fromages comportant une étiquette avec l’image du personnage littéraire Dom Quijote de la Mancha et de porter dès lors atteinte à l’AOP Queso Manchego. Le mot « manchego » qualifie en effet les personnes ou les produits originaires de la région de la Mancha, dans laquelle le fromage couvert par l’AOP est fabriqué. Le producteur poursuivi était bien établi dans cette région, mais ses produits n’étaient pas couverts par l’AOP car ils ne répondaient pas aux conditions contenues dans le cahier des charges, à part celle relative à l’aire géographique. La Cour de justice a estimé que l’utilisation, dans ce contexte, d’un signe figuratif évoquant l’aire géographique de référence, dont le nom fait partie de l’appellation d’origine, pouvait rentrer dans le champ d’application de l’article 13, § 1, b). Elle a précisé que le juge national devait se fonder sur la réaction présumée du consommateur, l’essentiel étant que celui-ci établisse un lien entre le signe figuratif litigieux et la dénomination enregistrée. En l’espèce, il revenait donc au juge espagnol de déterminer s’il existait une proximité conceptuelle, suffisamment directe et univoque, entre le signe figuratif en cause et l’AOP Queso Manchego. Dans l’affaire relative à l’AOP Morbier, les juges français auraient donc pu être amenés à s’interroger sur l’existence d’un lien de proximité conceptuelle entre la forme ou l’apparence du fromage Montboissié et l’appellation Morbier, afin d’apprécier l’évocation de l’AOP au sens de de l’article 13, § 1, b). Un tel lien ne semble cependant pas couler de source en l’espèce.

En ce qui concerne les autres agissements illicites, la Cour de justice relève, dans l’arrêt Morbier, que les dispositions de l’article 13, § 1, c) élargissent, par rapport aux points a) et b), le périmètre protégé en y incorporant « toute autre indication », c’est-à-dire les informations fournies aux consommateurs qui figurent sur le conditionnement ou l’emballage du produit concerné, sur la publicité ou sur les documents relatifs à ce produit, lesquelles, bien que n’étant pas évocatrices de l’AOP, sont qualifiées de fausses ou de fallacieuses au regard des liens de ce produit avec la dénomination enregistrée. Elle précise que ces informations peuvent figurer sous n’importe quelle forme, notamment un texte, une image ou un contenant susceptibles de renseigner sur la provenance, l’origine, la nature ou les qualités substantielles du produit.

Enfin, s’agissant des agissements visés au point d), à savoir toute autre pratique susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, la Cour considère que les termes « toute autre pratique » visent à couvrir tout agissement qui n’est pas déjà couvert par les autres dispositions de l’article 13, § 1 et, ainsi, à clore le système de protection des dénominations enregistrées à titre d’IGP ou d’AOP. En conclusion, elle déduit de toutes ces considérations que l’article 13, § 1 ne se limite pas à interdire l’utilisation de la dénomination enregistrée elle-même, mais que son champ d’application est bien plus vaste.

Se penchant sur la seconde branche de la question préjudicielle posée par la Cour de cassation, la Cour de justice tient à indiquer une nouvelle fois que l’article 13, § 1, d) ne précise pas les agissements prohibés, mais vise largement tous les agissements, autres que ceux interdits par les articles 13, § 1, a) à c), pouvant avoir pour résultat d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit en cause. Ainsi, la Cour ne fait-elle aucune référence à la notion d’évocation que ce soit dans la suite de sa motivation ou dans sa réponse. Il ressort de cet arrêt que la reproduction de la forme ou de l’apparence d’un produit couvert par une dénomination enregistrée à titre d’IGP ou d’AOP, sans que celle-ci figure sur le produit en cause ou son emballage, peut constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur sur l’origine du produit, au sens de l’article 13, § 1, d), et donc porter atteinte à cette dénomination. Lorsqu’il s’agit d’un élément de l’apparence du produit couvert par la dénomination protégée, comme dans l’affaire Morbier, la Cour invite le juge national à apprécier si cet élément constitue une caractéristique de référence de ce produit et particulièrement distinctive pour que sa reproduction puisse, combinée avec tous les facteurs pertinents de l’espèce, amener le consommateur à croire que le produit en cause bénéficie de la dénomination.

À la suite de cet arrêt, la Cour de cassation a statué en cassant, sans surprise, l’arrêt de la cour d’appel de Paris. Celle-ci aurait dû en effet rechercher si le trait bleu horizontal ne constituait pas une caractéristique de référence particulièrement distinctive du fromage Morbier et si sa reproduction, combinée avec tous les facteurs pertinents de l'espèce, n’était pas susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit commercialisé sous la dénomination « Montboissié ».

Dans son arrêt de renvoi, la cour d’appel se penche d’abord sur la question du caractère particulièrement distinctif du trait bleu horizontal du fromage couvert par l’AOP Morbier, avant d’apprécier l’existence d’un risque de confusion résultant de la reprise de cet élément de référence, accompagnée de celle d’autres caractéristiques visuelles du produit. Pour définir le consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement avisé, auquel se référer, les juges s’attachent à la définition qui a été donnée par la Cour de justice dans certaines de ses décisions, dont l’arrêt Queso Manchego, afin de déterminer l’existence d’une évocation au sens de l’article 13 § 1 b). La Société fromagère du Livradois s’est opposée à la prise en compte de ces décisions en l’espèce. Mais on peut penser que le public pertinent doit être défini de la même façon qu’il s’agisse d’apprécier si les actes reprochés constituent une évocation de l’AOP ou bien s’ils sont susceptibles d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. Le raisonnement adopté par la cour d’appel pourrait s’apparenter à une appréciation par analogie, comme la Cour de justice a coutume de le faire. Dans l’arrêt Morbier, celle-ci s’est référée, à plusieurs reprises, à des solutions qu’elle avait retenues antérieurement dans des situations similaires mais relevant d’une autre règlementation.

À l’issue de la discussion, la cour d’appel de renvoi reconnaît que l’atteinte portée à l’AOP Morbier est bien caractérisée au sens de l’article 13, § 1, d). Elle considère notamment que la reproduction de la caractéristique particulièrement distinctive du fromage couvert par l’AOP Morbier, à savoir la raie centrale de couleur sombre, alliée à la reprise de l'ensemble des caractéristiques de forme et d'apparence du fromage, constitue l'évocation de cette dénomination en ce que le consommateur, en présence du fromage Montboissié, est amené à avoir à l'esprit, comme image de référence, le fromage d'appellation d'origine Morbier.

Peut-être n’était-il pas opportun de faire appel – en dehors de la détermination du consommateur européen moyen –, à la notion d’évocation telle qu’elle a été définie par la Cour de justice au regard de l’article 13, § 1, b), au risque de créer une confusion entre les fondements juridiques applicables à l’affaire. Il a en effet été précédemment vu que les différents types d’agissements prohibés au titre de l’article 13, § 1 étaient distincts, selon la Cour de justice. Il est vrai que, dans cette affaire, le double fondement avait été invoqué par le syndicat dans ses observations présentées devant la Cour de justice, relatives à la deuxième partie de la question préjudicielle, de même que par d’autres intervenants ayant déposé des observations. Dans ses conclusions[6], l’avocat général avait donc décidé, bien que la question vise toute « autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit », d’envisager celle-ci sous l’angle tant du point b) que du point d).

S’agissant du premier fondement, il a considéré que celui-ci ne se prêtait pas, en principe, à une interprétation selon laquelle il peut y avoir « évocation » d’une dénomination enregistrée du seul fait de la reproduction de la forme ou de l’apparence du produit. Mais il a ajouté qu’il ne pouvait pas être exclu que, dans certains cas exceptionnels, une évocation conceptuelle soit susceptible de se produire lorsque le consommateur est en présence de la forme ou de l’apparence d’un produit qui reproduit en tout ou en partie celle d’un produit comparable couvert par une dénomination protégée.

Tel pourrait, par exemple, être le cas selon lui, lorsque cette dénomination contient une référence expresse à la forme typique du produit qu’elle désigne. La forme ou l’apparence du produit pourrait ainsi être susceptible de créer, dans l’esprit du public, une association « directe et univoque » avec cette dénomination, à l’instar de ce que la Cour de justice a jugé dans l’arrêt Queso Manchego. Il précise qu’entre autres conditions, il faudrait établir l’existence d’une intention parasitaire. Il convient de noter, à cet égard, que les dispositions règlementaires prévoient que l’évocation d’une dénomination enregistrée est illicite même si l’origine véritable des produits en cause est indiquée ou que la dénomination est accompagnée d’une expression telle que « genre » ou « type », c’est-à-dire en dehors de tout risque de confusion avec le produit couvert par la dénomination enregistrée. L’avocat général a lui-même indiqué que le point b) faisait abstraction de l’existence d’un risque de confusion, contrairement au point d).

Il a donc conclu que si l’article 13, § 1, b) ne se prêtait qu’exceptionnellement à couvrir des conduites comme celle en cause, cellesci pouvaient en revanche tomber, le cas échéant, sous le coup du point d). La Cour de justice, de son côté, a circonscrit son examen à la question de savoir si l’article 13, § 1, d) devait être interprété en ce sens qu’il interdit la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant un produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. Devant la cour d’appel de renvoi, le syndicat demandait qu’il soit jugé qu'en fabriquant et en offrant à la vente un fromage commercialisé sous la dénomination « Montboissié » reproduisant les caractéristiques du fromage couvert par l’AOP Morbier, en particulier la raie sombre centrale et horizontale, caractéristique de référence et particulièrement distinctive de ce fromage, la société Fromagère du Livradois avait porté atteinte à l'AOP, son produit sous cette forme et apparence étant susceptible d'induire le consommateur en erreur quant à sa véritable origine.

En définitive, si, en l’espèce, le recours au point d) suffisait à caractériser l’atteinte à l’AOP Morbier, les considérations relatives à la notion d’évocation, au sens de l’article 13, § 1, b), ne devraient toutefois pas empêcher les juges d’utiliser le terme « évoquer » dans son sens courant lorsque, notamment, il est fait référence à la perception du public pour apprécier si une partie de l’apparence du produit couvert par la dénomination enregistrée est un élément de référence particulièrement distinctif de ce produit.

Cécile Martin
Rédactrice au PIBD

[1] Cass. com., 19 juin 2019, Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier c. Société fromagère du Livradois SAS, 17-25.822 (M20190434 ; PIBD 2019, 1121, III-377 ; L'Essentiel, 9, oct. 2019, p. 7, S. Chatry ; Propr. intell., 73, oct. 2019, p. 66, C. Le Goffic).

[2] CJUE, 5e ch., 17 déc. 2020, Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier, C-490/19 (M20200313 ; PIBD 2021, 1152, III-7 ; D IP/IT,  janv. 2021, p. 7, N. Maximin ; Europe, févr. 2021, comm. 59, A. Rigaux ; Contrats, concurr. cons., févr. 2021, comm. 33, S. Bernheim-Desvaux).

[3] Cf. art. 13, § 1 du règlement (CE) n° 1151/2012 du 21 novembre 2012 relatif aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles et aux denrées alimentaires : « 1. Les dénominations enregistrées sont protégées contre : a) toute utilisation commerciale directe ou indirecte d’une dénomination enregistrée à l’égard des produits non couverts par l’enregistrement [...] ; b) toute usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable des produits ou des services est indiquée [...] ; c) toute autre indication fausse ou fallacieuse quant à la provenance, l’origine, la nature ou les qualités essentielles du produit [...] ; d) toute autre pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit. [...] ».

[4] CJUE, 5e ch., 9 sept. 2021, Comité interprofessionnel du vin de Champagne, C-783/19 (PIBD 2021, 1167, III-8 ; Europe, nov. 2021, comm. 376, A. Rigaux ; L'Essentiel, nov. 2021, p. 1, S. Chatry) ; CJUE, 4e ch., 2 mai 2019, Queso Manchego, C-614/17 (P20190058 ; PIBD 2019, 1118, III-304 ; L'Essentiel, 7, juillet 2019, p. 5, S. Chatry ; Europe, juill. 2019, p. 18, A. Rigaux ; D IP/IT, sept. 2019, p. 507, C. Maréchal-Pollaud-Dulian ; Propr. industr., nov. 2019, p. 23, C. Le Goffic ; RTDCom., 4, oct.-déc. 2019, p. 897, J. Passa).

[5] CJUE, 4e ch., 2 mai 2019, Fundacion consejo regulador de la denominacion de origen protegida Queso Manchego, C-614/17 (P20190058 ; PIBD 2019, 1118, III-304 ; L'Essentiel, juill. 2019, p. 5, S. Chatry ; Europe, juil. 2019, p. 18, A. Rigaux ; D IP/IT, sept. 2019, p. 507, C. Maréchal-Pollaud-Dulian ; Propr. industr., nov. 2019, p. 23, C. Le Goffic ; RTDCom., 4, oct-déc. 2019, p. 897, J. Passa). Une juridiction française s’est appuyée sur cet arrêt pour apprécier l’atteinte portée à l’IGP Farine de blé noir de Bretagne / Farine de blé noir - Gwinizh du Breizh (CA Rennes, 3e ch. com., 27 sept. 2022, INAO et Association Blé noir tradition Bretagne c. Émile Le Rhun SARL, 21/06317 ; M20220332 ; PIBD 2023, 1198, III-6). Il était reproché à une société d’utiliser, pour commercialiser de la farine de blé noir, un visuel, sur l’emballage des produits, représentant une femme en costume traditionnel tenant dans ses bras un sac de farine et un bouquet de fleurs. Les juges ont considéré que, si ces éléments ne permettaient pas de caractériser un costume traditionnel nécessairement breton, tant les costumes traditionnels sont nombreux à travers la France ou l'Europe, l'adjonction de la mention « La Bigouden » permettait de rattacher cette représentation au pays Bigouden qui constitue une partie emblématique de la région Bretagne. L’atteinte à l’IGP était donc caractérisée, ces références, prises dans leur ensemble, évoquant, pour un consommateur français, une origine bretonne pour la farine ainsi commercialisée.

[6] Conclusions de l’avocat général, M. G. Pitruzzella, présentées le 17 septembre 2020 dans l’affaire C490/19.

 

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