Jurisprudence
Marques

Rejet de l’action en revendication de la marque ARMENET engagée par une société, qui se voit condamnée à titre reconventionnel pour dénigrement

PIBD 1225-III-1
CA Bordeaux, 5 mars 2024
Texte
Marque n° 4 347 366 de la société Quatris

Rejet de pièces (oui) - Mesure de conservation des preuves - Secret professionnel - Détournement de procédure

Revendication de propriété de la marque - Dépôt frauduleux (non) - Existence d'intérêts sciemment méconnus - Entrave à l'exploitation du signe d'autrui - Usage antérieur continu

Réservation frauduleuse d'un nom de domaine (non)

Concurrence déloyale (oui) - Reproduction du signe - Imitation de la dénomination et du conditionnement du produit - Risque de confusion

Contrefaçon de marque (non) - Dépôt de marque - Usage dans la vie des affaires

Concurrence déloyale (oui) - Dénigrement - Mise en garde de la clientèle

Texte

Les sociétés en présence exercent toutes deux une activité de fabrication et de commercialisation de produits et matériels d’entretien, et notamment de nettoyage d’armes. Elles étaient anciennement des filiales du même groupe, avant qu’il ne cède ses parts sociales sur la société demanderesse au gérant de celle-ci.  

Avant tout examen au fond, la recevabilité des pièces qui auraient été obtenues par la demanderesse via un détournement de procédure est examinée au regard du secret des affaires. La demanderesse a produit aux débats deux pièces dont la société poursuivie a soulevé l’irrecevabilité. Le dirigeant d’une société tierce[1], qui avait été amené à faire saisir des éléments de comptabilité dans le cadre d’une action formée à l’encontre de la défenderesse et du groupe auquel elle appartenait sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, a divulgué ces documents à la demanderesse. La pièce produite contenant des informations comptables a ainsi été obtenue par un détournement de procédure alors qu’elle était susceptible d’être frappée du secret des affaires. Elle est donc écartée des débats.

Sur le fond, la demanderesse a exercé une action en revendication de la marque verbale française ARMENET, déposée en 2017, sur le fondement de l’article L. 712-6 du CPI, estimant qu’elle avait été déposée en fraude de ses droits. L’action en revendication ne nécessite pas, pour aboutir, que soit établie l’existence de droits sur le signe, mais celle d’intérêts sciemment méconnus par le déposant. Ainsi, seul l’intérêt antérieur de la demanderesse pour le signe « ARMENET », existant au jour du dépôt de la marque litigieuse, est examiné.

Bien qu’elle ait déposé une marque verbale française ARMENET en 2018, la demanderesse prétendait commercialiser des produits sous le signe « ARMENET » depuis 1999. En dehors d’extraits de catalogues, elle ne verse toutefois aux débats aucune facturation postérieure à 2009. La demanderesse se prévalait également d’une convention de cession en date de 2012, qui est cependant écartée, les droits cédés ne portant que sur la marque CANON ARMENET. Dès lors, la décision de première instance ayant ordonné le transfert de la marque ARMENET au profit de la demanderesse est infirmée, cette dernière n’ayant pas démontré que ce signe, qu’elle n’utilisait plus depuis plus de sept années, était indispensable à son activité.

S’agissant de la demande de transfert des noms de domaine « armenet.fr », « armenet.com » ou « armenet-sk.fr » formée par la demanderesse, la décision de première instance l’ayant déboutée de ce chef est confirmée. En effet, la réservation des noms de domaine par la défenderesse n’a pas été réalisée de mauvaise foi ni sans intérêt légitime, son dépôt de la marque ARMENET n’ayant pas été jugé frauduleux. 

La société demanderesse a en outre reproché à la défenderesse d’avoir commis des actes de concurrence déloyale ou parasitaire par l’emploi du signe « ARMENET », le choix du signe « ARME NOIRE » et l’imitation du conditionnement des produits « CANON NOIR ».

Contrairement à ce qu’avait retenu le jugement, l’emploi du signe « ARMENET » pour commercialiser des produits d’entretien d’armes ne saurait constituer un acte de concurrence déloyale ou parasitaire, dès lors que l’utilisation de ce même signe par la demanderesse pour commercialiser ses produits n’a pas été retenue.

En revanche, la commercialisation d’une gamme de produits identiques sous le signe « ARME NOIRE » et dans un conditionnement présentant une similitude d’ensemble avec celui des nettoyants pour armes commercialisés par la demanderesse sous le signe « CANON NOIR » constitue un acte de concurrence déloyale, comme l’avaient retenu les juges de première instance qui avaient notamment pris en compte des éléments tels que « la taille et la couleur blanche des mentions manuscrites dans un encadré noir, la couleur blanche du contenant et du bouchon, l'étiquette entourée d'un même liseret vert »

La défenderesse, faisant état d’une commercialisation par la société demanderesse de produits identiques aux siens sous la marque ARMENET, a formé une demande reconventionnelle en contrefaçon. Cependant, une telle preuve n’a pas été établie. Si le seul dépôt d’une marque contrefaisante constitue une contrefaçon[2], il n’est pas démontré que le dépôt de la marque ARMENET par la demanderesse lui ait causé un préjudice. Le jugement est donc confirmé en ce qu’il a rejeté la demande reconventionnelle en contrefaçon de la défenderesse.

Enfin, la société défenderesse, reprochant à la demanderesse d’avoir commis des actes de dénigrement, a exercé une action reconventionnelle sur le fondement de la concurrence déloyale. Il est rappelé que la divulgation d'une information de nature à jeter le discrédit sur un concurrent constitue un dénigrement, quand bien même elle serait exacte[3].

En l’espèce, le message électronique du dirigeant de la société demanderesse à son client, visant à le rassurer en soutenant qu’elle restait propriétaire de la marque ARMENET, n’est pas retenu en tant qu’acte constitutif de dénigrement. En revanche, le courriel de mise en garde adressé par la demanderesse à un autre de ses clients, imputant à la société défenderesse des faits de recel ou de contrefaçon et faisant état d'une réclamation « via les fraudes », alors que ces faits n’ont donné lieu à aucune décision de justice, constitue un acte de dénigrement. Il en va de même du fait pour le dirigeant de la société demanderesse d’avoir indiqué à un client qu'une décision de justice serait prise en septembre ou qu'une action en justice était entreprise à l'encontre de la société défenderesse.

Le jugement ayant débouté la société défenderesse de sa demande reconventionnelle au titre du dénigrement est donc infirmé.

Cour d’appel de Bordeaux, 1re ch. civ., 5 mars 2024, 21/04163 (M20240063)
Quatris SARL c. France Fluides SARL
(Infirmation partielle TJ Bordeaux, 1rech., 29 juin 2021, 19/01664)

[1] Le dirigeant de la société tierce avait sollicité des mesures d’instruction, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, à l’encontre de la société défenderesse dont il avait, à l’origine, été le gérant, en invoquant des faits de concurrence déloyale. La mesure d’instruction visant certains produits et documents, saisis dans le but de vérifier la similitude des produits avec celui couvert par un brevet, n’a pas été jugée admissible en ce qu’elle était distincte de l’objet du litige et portait atteinte au secret professionnel (CA Toulouse, 3e ch., 17 déc. 2019, Vulcanet Company SAS c. Dalta SAS et Quatris SAS, 19/02289 ; M20190406).

[2] La position adoptée est contraire à la jurisprudence dominante, qui retient que le dépôt d’une marque ne constitue pas un acte de contrefaçon. Un revirement jurisprudentiel a été opéré sur cette question par deux arrêts de la Cour de cassation du 13 octobre 2021 partageant une motivation identique (Cass. com., 13 octobre 2021, 19-20.959, O. Wang Compagnie Méditerranéenne des Cafés SA c. Cafés Richard SA et al., B20210070, PIBD 2021, 1170, III-2 , avec une note, D Actu., 28 oct. 2021, note d’O. Wang ; Cass. com., 13 oct. 2021, Wolfberger - Cave Coopérative Vinicole d'Eguisheim SCA c. Cécile A et al., 19-20.504, M20210238, PIBD 2021, 1172, III-2, D IP/IT, 11, nov. 2021, p. 537, N. Maximin, RTD Com., 2, avr.-juin 2022, p. 249, J. Passa).

[3] Sur le dénigrement, voir notamment : CA Paris, pôle 5, 2e ch., 30 juin 2023, GMT SAS c. Sanergrid SAS et al., 21/14616 (B20230035 ; PIBD 1217, III-1) ; Cass. com., 27 sept. 2023, Akiva SARL c. Gaiatrend SARL et al., 22-10.777 (M20230193, PIBD 2023, 1213, III-3 avec une note renvoyant à d’autres décisions sur le caractère éventuellement fautif d’une communication faite à des tiers sur une procédure engagée sur le fondement de droits de propriété intellectuelle ou sur une décision de justice rendue en la matière).