Jurisprudence
Brevets

Annulation partielle d’un brevet relatif au chiffrement des données sur un réseau sans fil, tel le Wi-Fi, pour extension de l’étendue de la protection suite à la limitation du brevet

PIBD 1196-III-1
TJ Paris, 25 octobre 2022

Validité de la saisie-contrefaçon (oui) - Éléments de preuve présentés lors de la requête - Droit de l’UE

Validité du constat d'achat (oui) - Indépendance du tiers acheteur - Droit à un procès équitable - Droit à la preuve

Validité des revendications 1, 11 et 14 du brevet européen (non) - Limitation de la portée du brevet - Extension de l’étendue de la protection (oui) - Généralisation intermédiaire - Combinaison de caractéristiques - Mode de réalisation spécifique - Ajout d'une caractéristique isolée

Dénigrement (oui) - Publicité donnée à la procédure - Atteinte à l’image de marque

Texte

Le constat d’achat critiqué, réalisé par l’huissier avec l’aide d’un tiers acheteur qui est un professionnel spécialisé dans les investigations en matière de propriété industrielle et qui a été rémunéré spécifiquement pour cette tâche par le requérant, est valable. Selon la jurisprudence française, il résulte du droit à un procès équitable, principe édicté par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'Homme, pris en combinaison avec l’article 9 du Code de procédure civile, un principe de loyauté dans l'administration de la preuve dont il a été déduit que lorsqu'un huissier est assisté par un tiers pour réaliser un constat, ce tiers doit être indépendant de la partie requérante[1]. Cette règle doit toutefois être interprétée à la lumière d'un autre principe relevant également du droit à un procès équitable, le droit à la preuve, dont l'exercice peut rendre nécessaire l'atteinte à d'autres intérêts protégés, selon la jurisprudence de la CEDH. Le juge apprécie alors la proportionnalité de l'atteinte.

Pour réaliser un constat d’achat[2], l'huissier, qui ne peut entrer dans le magasin ni procéder lui-même à l'achat, doit faire appel à un tiers qui est disposé à procéder à cette démarche et qui, en même temps, doit être indépendant de la partie requérante, c’est-à-dire un tiers qui n'a aucun intérêt à l'obtention de la preuve recherchée mais qui, pourtant, est prêt à y concourir. Un tel concours a peu de chances d'être gratuit, sa gratuité même étant susceptible de faire douter des motifs réels et donc de l'indépendance de celui qui s'y prête. Il peut, dès lors, être judicieux de faire appel à une personne qui est amenée à exercer ce type d'activité de façon habituelle ou professionnelle. En raison de la complexité des situations résultant de l'état du droit français en la matière, l'appréciation de l'indépendance du tiers acheteur doit être souple. En conséquence, l'acheteur qui est juridiquement et économiquement indépendant de la partie requérante ne perd pas cette indépendance du seul fait qu'il est un professionnel rémunéré.

Les revendications 1, 11 et 14 du brevet européen relatif au chiffrement des données échangées dans des réseaux locaux sans fil, tel le Wi-Fi, qui ont été modifiées lors d’une procédure de limitation de la portée du brevet devant l’INPI, doivent être annulées pour extension de la protection au-delà du contenu de la demande telle que déposée en application de l'article 123(2) de la CBE. Le but de l’invention est d’améliorer la sécurisation des réseaux qui est réalisée à l’aide de clés de chiffrement, en palliant au problème concernant leur stockage.

La jurisprudence des chambres de recours techniques de l'OEB soumet la pratique dite de la « généralisation intermédiaire », qui consiste à puiser des caractéristiques isolées dans un ensemble de caractéristiques divulguées à l'origine uniquement de façon combinée, à des conditions strictes. Ainsi, il n’est pas permis de fonder une revendication modifiée sur l'extraction de caractéristiques isolées à partir d'un ensemble de caractéristiques initialement divulguées uniquement en combinaison, par exemple un mode de réalisation spécifique dans la description. Si une telle modification limite davantage l'objet revendiqué, elle vise néanmoins une combinaison non divulguée de caractéristiques plus large que celle de son contexte initialement divulgué. La généralisation intermédiaire n'est justifiée qu'en l'absence de relation fonctionnelle ou structurelle clairement reconnaissable entre les caractéristiques de la combinaison spécifique et si, donc, la caractéristique extraite n'est pas inextricablement liée à ces caractéristiques. Le critère pertinent est celui de la perception de l'homme du métier, lequel ne doit recevoir, après modification, aucune information non déductible, directement et sans ambiguïté, de la demande telle que déposée initialement.

Or, tel n’est pas le cas en l’espèce, l'ajout de la caractéristique isolée tenant au chiffrement dans la couche MAC (Media Access Control) réalisant une généralisation intermédiaire interdite. Dans la description du brevet, l'homme du métier perçoit en effet cette caractéristique comme l'une des étapes d'un mode de réalisation spécifique présenté comme préféré, et comprend que cette étape est inextricablement liée à l'utilisation de l'algorithme à confidentialité équivalente au WEP (utilisé pour le Wi-Fi et visé par les autres revendications), ainsi qu'à l'étape essentielle qui la précède. Il ne peut, à la lecture de la demande de brevet telle que déposée, considérer que le brevet entende revendiquer d’autres modes de réalisation possibles et, plus particulièrement, qu'il puisse revendiquer autre chose que le chiffrement des données dans la couche MAC après synchronisation et utilisation de l'algorithme WEP.

L'annulation des revendications opposées prive de fondement les demandes au titre de la contrefaçon. Par ailleurs, la publication par le titulaire du brevet d’un communiqué sur son site internet, indiquant : « Aujourd'hui la société Intellectual Ventures a engagé une action en contrefaçon contre la société SFR devant le tribunal de Paris », constitue un dénigrement fautif[4]. En effet, la révélation de l'engagement de l’action en contrefaçon jette le discrédit sur un opérateur économique alors même qu'elle ne repose sur aucune base factuelle, aucune décision judiciaire n'étant intervenue alors.

Tribunal judiciaire de Paris, 3e ch., 3e sect., 25 octobre 2022, 16/16345 (B20220083)
Intellectual Ventures I LLC c. Société Française du Radiotéléphone SA

[1] Cass. 1re civ., 25 janv. 2017, H&M Hennes & Mauritz SARL c. G-Star Raw C.V., 15-25.210 (D20170133 ; RTD Com., 1, janv.-mars 2017, p. 92, chron. 7, F. Pollaud-Dulian ; D actualité, 7 févr. 2017, note de C. Bléry ; Gaz. Pal., 10, 7 mars 2017, p. 25, note de S. Dorol ; JCP G , 11, mars 2017, 271, note de J. Legrain ; JCP G, 2017, 425, note de N. Binctin ; Propr. industr., avr. 2017, p. 41, com. 27, J.-P. Gasnier ; L'Essentiel, avr. 2017, p. 1, note de F. Herpe ; Propr. industr., mai 2017, p. 2, chron. 9, P. Greffe ; Propr. industr., mai 2017, chron. 9, P. Greffe ; Gaz. Pal., 2 mai 2017, p. 69, note de L. Mayer ; RTD civ., avr.-juin 2017, p. 489, chron. 7, N. Cayrol, et p. 719, note de P. Théry ; D IP/IT, juin 2017, p. 335, note d’A. Lecourt ; Comm. com. électr., sept. 2017, chron. 10, pp. 24 et 26, A.-E. Kahn ; D, 2017, 304, 2018, p. 259, note de J.-D. Bretzner, et p. 1566, note de J.-C. Galloux et P. Kamina ; D, 28, 26 juill. 2018, p. 1575, note de J-C Galloux et P. Kamina ; Propr. industr. 2018, chron. 3, comm. 4, C. Suire).

[2] Sur la question de l’indépendance du tiers qui assiste l’huissier pour réaliser un constat d’achat, voir la note de C. Martin publiée dans PIBD sous : CA Paris, pôle 5, 1re ch., 6 avril 2022, Rimowa GmbH c. HP Design et al., 20/17307 (D20220028 ; PIBD 2022, 1190-III-8 ; L'Essentiel, juin 2022, p. 7, note de J-P. Clavier).

[3] Sur la modification des revendications suivant la pratique dite de la « généralisation intermédiaire » et le risque d’extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande initiale, voir également les décisions suivantes : TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 8 mars 2022, Google LLC c. Sonos Inc. et al., 20/07506 (B20220064 ; PIBD 2022, 1191-III-1) ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 13 mars 2020, Mycronic AB et al. c. Europlacer Industries SASU, 18/05198 (B20200014 ; PIBD 2020, 1138-III-1) ; TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 23 mars 2018, Plastic Omnium Advanced Innovation and Research c. Emitec France, 15/06037 (B20180115) ; TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 9 févr. 2018, Shionogi Seiyaku Kabushiki Kaisha et al. c. Biogaran SAS, 16/13292 (B20180027 ; PIBD 2018, 1096-III-395) ; TGI Paris, 3e ch., 1re sect., ord. juge de la mise en état, 17 nov. 2016, Novartis Pharma SAS et al. c. Biogaran SAS et al., 15/17604 (B20160164 ; PIBD 2017, 1064-III-33) ; TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 28 mai 2015, Nexira SAS c. SAN-Ei Gen FFI Inc. et al., 12/11963 (B20150060).

[4] Sur le caractère éventuellement fautif d’une communication qui est faite à des tiers sur une procédure engagée, au fond ou en référé, sur le fondement de droits de propriété intellectuelle ou bien sur une décision de justice rendue en la matière, voir également : Cass. com., 7 juill. 2021, Manitou BF SA c. JC Bamford Excavators Ltd, 20-16.094 (B20210051 ; PIBD 2021, 1167-III-1). Pour une rétrospective de la jurisprudence sur ce sujet, se reporter à la note publiée sous l’arrêt d’appel : CA Paris, pôle 5, 16e ch., 3 mars 2020, Manitou B SA c. J. C. Bamford Excavators Ltd, 19/12564 (B20200015 ; PIBD 2020, 1136-III-1).