Validité des revendications 1, 7, 13 et 19 du brevet européen (non) - Brevet résultant d’une demande divisionnaire - Brevet essentiel à une norme - Extension de l’objet au-delà du contenu de la demande initiale (oui) - Modification des revendications - Généralisation intermédiaire
Une société américaine est titulaire d’un portefeuille de brevets relatifs à des technologies, en particulier l’ADSL, mises en œuvre dans les réseaux de télécommunication et permettant l'accès à haut débit à Internet sur les lignes téléphoniques. Le brevet européen objet du présent litige, intitulé « système et méthode de modulation multi-porteuse », porte sur une invention qui concerne de façon générale les systèmes et procédés de communication utilisant une modulation à ondes porteuses multiples.
Ce brevet est issu d’une demande européenne divisionnaire déposée sur la base d’une demande de brevet européen, elle-même issue d’une demande internationale PCT revendiquant la priorité de trois demandes américaines. Il a été modifié au cours de la procédure de délivrance. Le brevet a fait l'objet d'une déclaration à l'Union Internationale des Télécommunications (UIT), organisme en charge de l'élaboration des normes d'exploitation et d'interfonctionnement des réseaux de télécommunication.
Une société française, faisant partie des principaux opérateurs de télécommunications en France, fournit à ses clients des offres à haut débit pour la téléphonie utilisant la technologie ADSL qui met en œuvre la modulation DMT (Discrete Multi Tone) et a fait l'objet d'une normalisation par l'UIT. Estimant que plusieurs inventions protégées par son portefeuille de brevets étaient exploitées par cette société, la société américaine lui a proposé de régulariser la situation par le biais d'un contrat de licence d'exploitation non exclusive aux conditions FRAND. Faute de réponse positive, elle l'a fait assigner en contrefaçon de la partie française du brevet européen précité, lui reprochant d’avoir utilisé, dans ses réseaux en France, des multiplexeurs d'accès à la ligne d'abonné numérique (appelés DSLAM) fonctionnant conformément aux normes ADSL2, ADSL2+ et VDSL2. La société défenderesse a alors assigné en intervention forcée l’une des sociétés lui ayant fourni ces appareils, ainsi que les sociétés ayant fourni les puces électroniques qui y sont intégrées. D’autres sociétés ayant fourni les boîtiers DSL et/ou DSLAM sont intervenues volontairement à l’instance.
Les sociétés défenderesses ont répliqué en demandant l’annulation des revendications 1, 7, 13 et 19 du brevet pour extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande antérieure telle qu'elle a été déposée. Il a été fait droit à leur demande en première instance.
L'objectif d'une demande divisionnaire est de reprendre un élément objet de l'invention de la demande antérieure pour le développer. Il convient de vérifier si cette demande divisionnaire, telle que délivrée, est bien couverte par la demande de brevet antérieure telle que déposée.
À peine de nullité du brevet, l’objet d’une demande de brevet ne peut être étendu au-delà du contenu de la demande initiale. Par ailleurs, sont interdites les généralisations intermédiaires indues comme la suppression des caractéristiques essentielles.
L'extension de l'objet du brevet est caractérisée si l'objet des revendications délivrées ne peut pas être déduit directement et sans ambiguïté, par la personne du métier, de la demande antérieure telle que déposée (incluant l'ensemble de la demande, à savoir description, revendications et dessins).
En l’espèce, la figure 1 du brevet représente un schéma fonctionnel d'un émetteur ADSL à modulation DMT conforme à la norme et connu de l'art antérieur. Selon la description, cet émetteur présente des limitations de performance. De plus, les modifications du débit de données ne sont pas faites de manière transparente. Il est précisé qu’il existe un besoin d'un système de transmission DMT amélioré qui s'affranchisse de ces problèmes. L'objet de l’invention est de diviser la bande de fréquence d'émission en plusieurs sous-canaux (ondes porteuses), chaque sous-canal transportant les données à transmettre après leur transformation en signal analogique de forme sinusoïdale. Il est précisé que la modulation à ondes porteuses multiples présente de nombreux avantages et en particulier une immunité supérieure au bruit et une plus grande flexibilité sur le débit de données et la largeur de bande, de sorte qu'elle est utilisée dans de nombreuses applications incluant les systèmes de ligne d'abonné numérique asymétrique (ADSL) qui font l'objet des normes UIT G.992.l et G.992.2.
Selon la société demanderesse, la demande antérieure indique que l'un des problèmes techniques qui se pose dans le système DMT résulte du besoin d'une signalisation du changement de paramètres de transmission qui ne soit pas sensible au bruit. Elle considère que, pour une personne du métier, la solution à ce problème, telle qu'elle est revendiquée par le brevet en cause, se déduit directement et sans ambiguïté, sans aucun doute possible, du contenu global de la demande antérieure qui décrit comme étant particulièrement robuste une certaine méthode de modification de paramètres de transmission dans un système DMT de type ADSL.
Selon les sociétés défenderesses, le brevet résout un problème technique qui a été ajouté en cours de délivrance, qui ne figurait ni dans la demande telle que déposée, ni dans la demande antérieure telle que déposée, et qui ne peut être déduit directement et sans ambiguïté par l'homme du métier de cette dernière.
Comme le rappelle la demanderesse, si l'abandon de caractéristiques figurant dans une demande antérieure n'est pas en soi interdit, il résulte des décisions des chambres de recours de l'OEB qu’« une telle restriction ou généralisation intermédiaire n'est autorisée au titre de l'article 123 (2) de la CBE que si l'homme du métier reconnaît sans aucun doute à partir de la demande telle que déposée que les caractéristiques tirées d'un mode de réalisation détaillé n'étaient pas étroitement liées aux autres caractéristiques de ce mode de réalisation et appliquées [sic] directement et sans ambiguïté au contexte plus général »[1].
Deux paragraphes ont été ajoutés dans la description au cours de la procédure de délivrance du brevet contesté. Ainsi, il est désormais indiqué que l’objet de l'invention est de fournir une transmission DMT améliorée dans laquelle les paramètres de transmission peuvent être modifiés de manière simple et/ou fiable. Il est ensuite précisé que cet objet est atteint par un procédé selon la revendication 1 ou 7, par un émetteur à ondes porteuses multiples selon la revendication 13 ou par un récepteur à ondes porteuses multiples selon la revendication 19. Des modes de réalisation préférés sont l'objet de sous-revendications.
Les revendications 1, 7, 13 et 19 invoquées comportent, quant à elles, des éléments nouveaux. De nombreuses caractéristiques ont en effet été abandonnées, ce qui n'est pas en soi interdit. Pour autant, l'objet de ces revendications doit pouvoir être déduit directement et sans ambigüité de la demande antérieure telle que déposée.
L'objectif de l'invention de la demande antérieure est de modifier de façon transparente un débit de données dans un système ADSL. La société demanderesse ne peut soutenir, en faisant une lecture extensive de cette demande, que l'un des problèmes techniques qui se pose dans le système DMT résulte du besoin d'une signalisation du changement de paramètres de transmission qui ne soit pas sensible au bruit (ou robuste). Aucun élément de la demande antérieure ne permet donc de généraliser le problème initial. La séparation de la caractéristique de la robustesse de celle de l'adaptation transparente de débit formule un nouveau problème technique qui ne correspond pas au problème technique initialement décrit dans la demande antérieure.
Il en résulte que la personne du métier ne peut déduire directement et sans ambigüité du contenu de la demande antérieure que l'objet de l'invention serait de fournir une transmission DMT améliorée, dans laquelle les paramètres de transmission des données, et pas seulement le débit, peuvent être modifiés de façon simple et fiable. Elle ne peut pas non plus en déduire que l'objet de l'invention serait de permettre une signalisation robuste du changement de tout paramètre de transmission indépendamment du protocole d'adaptation transparent.
L'objet du brevet contesté a donc fait l’objet d'un élargissement inadmissible, au sens des articles 138 (1) c) et 76 (1) de la CBE, par rapport au contenu de la demande PCT antérieure.
Par ailleurs, dans les revendications 1, 7, 13 et 19, le brevet contesté couvre des réalisations non divulguées dans la demande antérieure.
Enfin, dans cette demande, le protocole de changement de débit du système est décrit sous différentes formes qui comportent, toutes, une étape de signalisation du changement de débit du système par un symbole de synchronisation « inversé ». Cette étape suit toujours un processus de décision de changement de débit en fonction des conditions de transmission (du bruit par exemple) sur les canaux de communication et un échange de table BAT. Elle n'est jamais décrite seule, en dehors de ce contexte.
Les revendications 1, 7, 13 et 19 du brevet isolent l'étape de signalisation et la généralisent en mentionnant un symbole DMT non porteur de données, au lieu d'un symbole de synchronisation, et en changeant l'inversion du signal en un changement de phase. Or, la personne du métier ne pouvait pas déduire directement et sans ambiguïté de la demande antérieure telle que déposée qu'il serait possible de signaler un changement de débit sans passer par l'ensemble des étapes des protocoles complets de la demande antérieure qui n'en décrit aucun autre. Il s’agit là encore d'une généralisation inadmissible opérée par les revendications.
En conséquence, les revendications 1, 7, 13 et 19 de la partie française du brevet européen contesté doivent être annulées pour extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande antérieure telle que déposée.
Cour d’appel de Paris, pôle 5, 2e ch., 28 juin 2024, 22/01209, 22/02736 et 22/03590 (B20240040)[2]
Intellectual Ventures II LLC c. Orange SA, Sagemcom Broadband SAS, ZTE France SASU et al.
(Confirmation TJ Paris, 3e ch., 1re sect., 23 sept. 2021, 17/13838)
[1] OEB, ch. recours techn. 3.3.1, 15 janv. 2004, Ecolab Inc., T 0962/98 : « The Board does not exclude that there may exist situations where some characteristics taken from a working example may be combined with other features disclosed in a more general context without necessarily creating an objectionable intermediate generalization. However, under Article 123(2) EPC, such an intermediate generalization is only admissible if the skilled person can recognize without any doubt from the application as filed that those characteristics are not closely related to the other characteristics of the working example and apply directly and unambiguously to the more general context. In other terms, in order to be acceptable, this intermediate generalization must be the result of unambiguous information that a skilled person would draw from the review of the example and the content of the application as filed » (point 2.5).
[2] Un arrêt très similaire a été rendu, le même jour, par la cour d’appel de Paris concernant une action en contrefaçon intentée par la société Intellectual Ventures II à l’encontre d’un autre opérateur français de communications, la société SFR, sur la base du même brevet européen (CA Paris, pôle 5, 2e ch., 28 juin 2024, Intellectual Ventures II LLC c. SFR et al., 22/01211 et 22/02755 ; B20240039). Les juges français s’étaient déjà prononcés à plusieurs reprises sur la pratique de la généralisation intermédiaire et le risque d’extension de l’objet du brevet au-delà du contenu de la demande initiale ou d’extension de la protection conférée par le brevet après délivrance. Voir notamment les décisions suivantes : CA Paris, pôle 5, 1re ch., 24 janv. 2024, Arka Ouest SAS c. Bien' Ici SAS, 21/21628 (B20240002 ; PIBD 2024, 1223, III-2) ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 30 juin 2023, GMT SAS c. Sanergrid SAS et al., 21/14616 (B20230035 ; PIBD 2024, 1217, III-1 ; Les MÀJ Irpi, 50, juill. 2023, p. 22, C. Grudler) ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 avr. 2023, Nintendo Co. Ltd et al. c. Bigben Interactive SA et al., 15/14683 (B20230038 ; PIBD 2023, 1211, III-3 ; Propr. industr., janv. 2024, p. 23, L. Teyssèdre) ; TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 25 oct. 2022, Intellectual Ventures I LLC c. SFR, 16/16346 (B20220083 ; PIBD 2023, 1196, III-1 avec une note) ; TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 8 mars 2022, Google LLC c. Sonos Inc. et al., 20/07506 (B20220064 ; PIBD 2022, 1191, III-1) ; CA Paris, pôle 5, 2e ch., 13 mars 2020, Mycronic AB et al. c. Europlacer Industries SASU, 18/05198 (B20200014 ; PIBD 2020, 1138, III-1, avec une note) ; TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 23 mars 2018, Plastic Omnium Advanced Innovation and Research c. Emitec France, 15/06037 (B20180115) ; TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 9 févr. 2018, Shionogi Seiyaku Kabushiki Kaisha et al. c. Biogaran SAS, 16/13292 (B20180027 ; PIBD 2018, 1096, III-395) ; TGI Paris, 3e ch., 1re sect., ord. JME, 17 nov. 2016, Novartis Pharma SAS et al. c. Biogaran SAS et al., 15/17604 (B20160164 ; PIBD 2017, 1064, III-33) ; TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 28 mai 2015, Nexira SAS c. SAN-Ei Gen FFI Inc. et al., 12/11963 (B20150060).